regards. La peur et la violence à chaque coin de coursive. Il ne connaît sans doute pas ces mots d’un autre prisonnier, mais il les vit :
« Et jamais ne s’approche une simple voix d’homme
Qui vous dirait un mot gentil
Et l’œil qui vous observe au travers de la porte
Est dur et privé de pitié :
Et nous, nous pourrissons, pourrissons, oubliés,
Âme et corps tout défigurés. » [1]
Il y a perte de la réalité, très souvent c’est l’extérieur qui s’amenuise et disparaît dans les paillettes d’une comédie américaine : dehors on se sourit, on s’aime, on est riche et l’on boit sans se saouler, la vie pétille et tout s’arrange. La pauvre épouse qui n’entretient pas le rêve de son compagnon incarcéré est vite maudite : « elle voit tout en noir », « elle porte la poisse ».
La perte de la réalité, c’est cette impression immédiate, radicale pour le détenu qu’il n’a rien à faire là. L’homme incarcéré va d’abord revivre son procès. Et il est consterné.
Pratiquement tout détenu a la certitude d’avoir été jugé pour autre chose que ce qu’il a fait. Ce sentiment d’injustice qu’éprouvent les condamnés est une donnée centrale pour qui s’intéresse à la vie carcérale : elle est le malheur par excellence qui suinte des murs car j’ai souvent entendu des gardiens ironiser : « À les en croire, ils sont tous victimes d’une erreur judiciaire. » Or il est rigoureusement exact que l’erreur judiciaire n’est pas l’exception mais la règle. Non pas au sens où l’on condamnerait des innocents, mais en celui où l’on condamne des individus tout à fait étrangers à la mise en scène qu’on réalise à partir de la vague trame de leurs actes, car il ne peut évidemment s’agir que d’une re-présentation. L’accusé ne se reconnaît pas dans le portrait infamant qu’on dresse de lui (il a effectivement attaqué ce fourgon blindé et tué un convoyeur, mais cela n’intéresse personne de dire qu’il est un père très affectueux, un voisin attentionné, qu’il adore La Traviata
- ↑ Oscar Wilde, La Ballade de la geôle de Reading, Allia, 1998.