sujet ne risque rien… Ou plutôt presque rien : il risque d’être considéré comme un être désobéissant. Eh bien, 65 % des gens ne peuvent supporter cette idée et acceptent de supplicier quelqu’un jusqu’à la mort pour la seule satisfaction d’obéir.
Tu vois que je ne me suis pas tellement éloignée de la matonne, ses clefs et ses punitions. Elle ne fait pas ça de gaieté de cœur et le clame bien fort. Mais « il le faut ». C’est comme ça.
Il est intéressant de voir que, parallèlement à l’expérience que je te rapporte ici, l’équipe de Milgram en a fait une autre au moins aussi instructive : juste avant l’expérience, on a réalisé une enquête auprès de psychiatres mais aussi du tout-venant, leur demandant d’estimer le nombre des sujets qui « iraient jusqu’au bout ». Pratiquement toutes les personnes interrogées prévoient un refus d’obéissance quasi unanime à l’exception, disent-ils, d’une frange de cas pathologiques n’excédant pas 1 ou 2 % qui continueraient jusqu’à la dernière manette. D’après les psychiatres et psychologues, la plupart des sujets n’iraient pas au-delà du dixième niveau de choc, 4 % atteindraient le vingtième niveau et un ou deux sujets sur mille administreraient le choc le plus élevé du stimulateur.
Ces idées préconçues s’appuient sur une croyance qui voudrait qu’en l’absence de coercition ou de menace l’individu soit maître de sa conduite. La liberté serait une sorte de donnée. Comme c’est intelligent ! La thèse du libre arbitre permet à la société de fonctionner comme si elle était une résultante des libertés individuelles ; toute rébellion n’est alors qu’un non-sens.
Il serait trop long de raconter les multiples variantes de l’expérience, mais l’une des plus significatives consiste à la faire conduire par un individu « ordinaire » et non plus par quelqu’un investi d’une autorité (comme le savant ou le professeur). Dans ce cas, seize sujets sur vingt ont refusé d’obéir invoquant des raisons humanitaires : « Ils ne pouvaient pas faire souffrir un homme. » L’ordre en lui-même n’est rien, seule l’autorité a du poids.
Un gouvernement fasciste peut être renversé et remplacé par un gouvernement démocratique, mais la différence est-elle vraiment si importante ? Est-elle vraiment si importante dès lors que seules les apparences sont sauves et que tout gouvernement repose sur la soumission à l’autorité et prépare les gouvernés à tout accepter indépendamment des contenus idéologiques supposés ? Un gouvernement démocratique, de type libéral ou non, ouvre la voie aux dictatures.