loger, se nourrir, avoir chaud, se faire plaisir, etc., mais que deux heures de production quotidiennes apparaissaient déjà plus que raisonnables dans la société telle qu’elle est. Ça, vois-tu, ce n’est pas en le démontrant qu’on le fait admettre ; c’est en s’y employant.
En attendant, le mépris évident que les adultes nourrissent à leur égard vient de ce que les enfants sont matériellement à leur merci, n’ayant aucun moyen d’acquérir leur indépendance financière ; ils sont dits adultes lorsqu’ils deviennent productifs.
Cependant, il faut bien rentabiliser ce temps perdu, d’où l’instruction (militaire, scolaire, religieuse) qui suit l’éducation comme son ombre. La préface de L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime est très éclairante et dit bien le côté artificiel de la séparation entre enfants et adultes : « À partir de la fin du XVIIe siècle, l’école s’est substituée à l’apprentissage comme moyen d’éducation. Cela veut dire que l’enfant a cessé d’être mélangé aux adultes et d’apprendre la vie directement à leur contact. Malgré beaucoup de réticences et de retards il a été séparé des adultes et maintenu à l’écart dans une manière de quarantaine avant d’être lâché dans le monde. Cette quarantaine, c’est l’école, le collège. Commence alors un long processus d’enfermement des enfants (comme des fous, des pauvres, des prostituées) qui ne cessera plus de s’étendre jusqu’à nos jours et qu’on appelle la scolarisation[1]. »
Et pourquoi cet enfermement ? Pour la même raison qu’on enferme des délinquants. Parce que, pendant ce temps-là, « ils ne font pas de bêtises ». Interroge une dizaine d’adultes, tu verras. Neuf sur dix (je suis bonne) te diront que si les jeunes n’avaient « rien à faire », ils s’ennuieraient. Un gosse qui s’ennuie, ça va de soi, ne peut rien faire d’autre que d’enquiquiner le pauvre monde. Et on occupe les enfants comme on occupe un pays.
Il y a des gens que ce rejet des enfants scandalise encore, même si la mode, en ce domaine comme en d’autres, est de nos jours au cynisme. Et je m’incline d’abord avec un tendre respect devant Godard qui, dans France, tour, détour, deux enfants a fait une œuvre superbe non pas sur les enfants mais avec les enfants. Peux-tu imaginer quelqu’un filmant l’intelligence ? Ou l’ennui ? Il l’a fait, je te le jure !
De l’école, jamais on ne pourra mieux parler que dans ce film qui montre et démontre où commencent l’aliénation et la douleur. La séquence sur la classe est insupportable. Et pourtant, ce n’est rien que
- ↑ L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Philippe Ariès, Seuil, 1973 (Préface).