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par la France, lui sont demeurés fidèles, et qu’en rendant trop puissants les rois de Sardaigne et de Prusse nous n’avons fait de ces deux princes que des ingrats et des rivaux, grande et importante leçon qui doit nous avertir pour toujours de gouverner l’un et l’autre monarque plutôt par la crainte et l’espérance que par des augmentations de territoire[1]. Il nous importe de même de conserver les princes de l’Empire dans notre système plutôt par des secours de protection que par des subsides ; en général, il faudrait que les uns et les autres dépendissent de nous par leurs besoins, mais il sera toujours bien dangereux de faire dépendre notre système de leur reconnaissance.

Le roi de Prusse avait trahi notre confiance : ce n’était pas non plus sur la gratitude ni sur la fidélité de l’Autriche que l’on comptait, mais sur l’intérêt commun des deux États. Il était recommandé à Choiseul de « saisir le milieu qu’il y a entre une bonne foi aveugle et d’injustes ombrages ». Enfin l’instruction se fermait sur de sages paroles : l’alliance nouvelle est comme tous les ouvrages humains. Elle a ses défauts. Elle « embrasse trop d’objets pour n’avoir aucun danger ». Aussi faut-il en surveiller la marche, sans toutefois se laisser dominer par l’idée des inconvénients et des périls. « Il faut tout prévoir et ne pas tout craindre. » Ainsi l’alliance autrichienne était réduite aux justes proportions d’une affaire que l’opportunité conseillait et où la France devait trouver son compte.

C’est un bien singulier phénomène qu’une opération diplomatique conçue et exécutée par des esprits aussi calculateurs et aussi froids ait pris dans l’imagination populaire le caractère d’une conjuration entre les ténébreuses puissances du fanatisme, de la corruption et de l’immoralité. Plusieurs causes ont contribué à ce résultat, La première de ces causes, c’est que les foules

  1. On remarque avec intérêt que, sur ce point, le cardinal de Bernis se rencontre avec Montesquieu. Dans ses Mélanges inédits, publiés de nos jours, on voit que Montesquieu, en 1748, s’alarmait de la croissance de la Prusse et jugeait que c’était une démence de la favoriser plus longtemps. Quant à la Sardaigne, il n’était pas moins catégorique. « Encore un coup de collier, disait-il du duc de Savoie ; nous le rendrons maître de l’Italie et il sera notre égal. » Ce que Montesquieu n’avait pas prévu, c’est qu’il était lui-même destiné a servir une grande Prusse et une grande Italie, en ouvrant la voie, par sa philosophie politique, aux révolutions et aux constitutions qui devaient laisser la France du XIXe siècle si démunie contre ses rivaux.