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de se servir de cette encaisse. Et la grande illusion de l’Europe aura été de croire que l’Empire allemand pouvait tenir neuf cent mille hommes de première ligne sous les armes pour conserver la paix, que cette puissance militaire, une des plus formidables que le monde ait jamais vue, n’exalterait pas le peuple qui la possédait, ne le pousserait pas aux idées de conquête et d’agression.

Les grands États qui, par indifférence, aveuglement ou calcul, avaient laissé la Prusse s’emparer de l’Empire allemand, n’avaient pourtant pas tardé à sentir la pointe du péril. En 1871, Charles Gavard, un de nos meilleurs diplomates, à ce moment à Londres, notait ceci dans son journal : « Le public anglais comprend que c’est la guerre perpétuelle qui commence. » Intuition fugitive sans doute. Bismarck s’appliqua à la dissiper en excitant l’Angleterre contre la Russie. Mais, dès 1875, quand il méditait d’en finir avec la France, la Triple-Entente s’était déjà spontanément dessinée comme une nécessité naturelle. Du temps devait passer encore avant qu’elle prît forme. Pourtant on peut dire que l’union des trois puissances destinées à devenir alliées, et leur conflit avec l’Empire allemand étaient inscrits dans le livre de la fatalité dès le jour où une grande Allemagne s’était refaite.

L’honneur de la nation française, à travers ses distractions et ses faiblesses, est d’avoir toujours gardé irréductibles l’idée de son indépendance et le sentiment de ses devoirs. Nous avons, au cours de ce livre, montré les erreurs et les responsabilités des régimes d’opinion. Mais ce qu’il faut proclamer très haut, c’est que jamais peut-être dans l’histoire on n’aura vu un peuple en démocratie fournir autant de résistance que le nôtre aux principes de dissolution que ses institutions lui apportaient. Une démocratie qui, pendant quarante-quatre années, a su accepter le lourd fardeau du service obligatoire et universel, c’est un des phénomènes les plus rares qu’il y ait dans les annales de l’humanité. La France, et elle s’en est aperçue cruellement,