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le Roi a changé le système politique de l’Europe ; mais on aurait tort de penser qu’il eût altéré le système politique de la France. L’objet politique de cette couronne a été et sera toujours de jouer en Europe le rôle supérieur qui convient à son ancienneté, à sa dignité et à sa grandeur ; d’abaisser toute puissance qui tenterait de s’élever au-dessus de la sienne, soit en voulant usurper ses possessions, soit en s’arrogeant une injuste prééminence, soit enfin en cherchant à lui enlever son influence et son crédit dans les affaires générales. »

Suit un historique des conflits de la maison de France avec la maison d’Autriche depuis Charles-Quint. « Le Roi a suivi iusqu’en 1755 les maximes de ses prédécesseurs ». De toutes parts, en Allemagne, en Espagne, en Italie, les Habsbourg ont été battus et refoulés. La France a grandi sur leurs ruines. Louis XV a encore accru le royaume du duché de Lorraine et de Bar, l’Alsace et la Flandre française ont été mises en sûreté par la démolition de Fribourg et des principales forteresses de la Flandre autrichienne. Mais que s’est-il produit en ces derniers temps ? Ici, l’instruction devient lumineuse et presque prophétique. On croirait qu’elle a été faite pour détourner Napoléon III de travailler au bien du Piémont et de la Prusse.

« Pour opérer de si grandes choses, Sa Majesté se servit en 1733 du roi de Sardaigne et en 1741 du roi de Prusse, comme le cardinal de Richelieu s’était servi autrefois de la couronne de Suède et de plusieurs princes de l’Empire, avec cette différence cependant que les Suédois, payés assez faiblement par la France, lui sont demeurés fidèles, et qu’en rendant trop puissants les rois de Sardaigne et de Prusse, nous n’avons fait de ces deux princes que des ingrats et des rivaux, grande et importante leçon qui doit nous avertir pour toujours de gouverner l’un et l’autre monarque plutôt par la crainte et l’espérance que par des augmentations de territoire[1]. Il nous importe de même de conserver les princes de l’Empire dans notre système

  1. On remarque avec intérêt que, sur ce point, le cardinal de Bernis se rencontre avec Montesquieu. Dans ses Mélanges inédits, publiés de nos jours, on voit que Montesquieu, en 1748, s’alarmait de la croissance de la Prusse et jugeait que c’était une démence de la favoriser plus longtemps. Quant à la Sardaigne, il n’était pas moins catégorique. « Encore un coup de collier, disait-il du duc de Savoie, nous le rendrons maître de l’Italie et il sera notre égal. » Ce que Montesquieu n’avait pas prévu, c’est qu’il était lui même destiné à servir une grande Prusse et une grande Italie, en ouvrant la voie, par sa philosophie politique, aux révolutions et aux constitutions qui devant laisser la France du dix neuvième siècle si démunie contre ses rivaux.