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Grand sujet d’étonnement, en effet, que cette ascension si rapide. Les Hohenzollern ont brûlé les étapes comme aucune autre famille ne l’a jamais fait. Dans une Allemagne dont la division était garantie par un système d’équilibre où la France, d’abord, l’Autriche ensuite, et les cours secondaires après elles, trouvaient également leur compte, dans cette Allemagne pulvérisée, comment un État, et un seul, l’État prussien, a-t-il réussi à grandir, à s’élever au-dessus des autres maisons électorales ou princières, à tenir tête à deux grandes puissances, enfin à représenter l’esprit allemand, le patriotisme allemand, à réaliser même, en dernier lieu, à son profit, cette unité allemande contre laquelle une politique séculaire avait accumulé les obstacles ? Ce n’était pas en elles-mêmes que les possessions des Hohenzollern avaient un si bel avenir. Prusse et Brandebourg, ni l’une ni l’autre de ces provinces n’a de configuration propre, de limites inscrites par la nature. Rien n’indique, comme pour d’autres pays, qu’il y ait là place pour un État, moins encore pour une nation. Le royaume des Hohenzollern aurait pu être taillé un peu plus au nord ou un peu plus au sud. Ses destinées eussent été pareilles et pareille aussi l’œuvre à exécuter par cette dynastie. Tout était à faire dans ces pays neufs, que la nature a peu favorisés et qui sont arrivés tard à la civilisation. Tout y fut créé en effet de la main des hommes : même la population, composée de réfugiés venus de toutes parts et qui évincèrent peu à peu les premiers habitants, d’origine slave : la Prusse, c’est Borussia, « presque Russie ». Elle a été traitée par ses maîtres comme une colonie, dans le sens exact du mot, une colonie qui a vécu et grandi par le labeur d’une dynastie.

Droysen, dans l’Introduction de son Histoire de la politique prussienne, observe que l’État brandebourgeois-prussien ne s’appuie par aucune nécessité naturelle ni sur le territoire qu’il embrasse ni sur la communauté des millions d’êtres qu’il a fini par rassembler. Cet État a toujours été un « royaume de lisières », comme Voltaire le définissait. Et pourtant, ainsi que le remarque encore Droysen, l’histoire de Prusse « montre dans sa croissance une continuité, dans son orientation une fixité et un caractère historique tels qu’on ne les trouve à ce degré que dans les États les mieux constitués, les plus riches de vie naturelle». Cette continuité, cette fixité sont le fruit d’un labeur