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recours maintenant à la monarchie héréditaire. Pour franchir ce dernier pas, Napoléon avait calculé que l’exécution du duc d’Enghien ne serait pas inutile parce qu’elle lèverait les derniers scrupules républicains et donnerait une garantie à ceux qui s’étaient le plus compromis dans les excès révolutionnaires et qui se réjouiraient « de voir le général Bonaparte séparé des Bourbons par un fossé rempli de sang royal ».

Un ancien révolutionnaire, connu par l’ardeur de ses opinions, le tribun Curée, fut chargé de proposer l’établissement de l’Empire. Il n’y eut qu’un opposant déclaré : ce fut Carnot, qui se rallia d’ailleurs par la suite. Des manifestations de collèges électoraux dans les départements, des adresses de l’armée préparèrent l’opération. Après un vote unanime du Sénat, un second plébiscite, par des millions de voix, ratifia le troisième changement qui était apporté à la Constitution de Sieyès, d’où venait de sortir un souverain beaucoup plus absolu que les Bourbons : on jurait d’ailleurs encore une fois, et dans les formes les plus solennelles, de ne jamais les rappeler sur le trône. Ainsi s’achevait le mouvement qui avait si rapidement ramené la France vers la monarchie et que Thiers résume en termes frappants : « De cinq directeurs nommés pour cinq ans, on avait passé à l’idée de trois consuls nommés pour dix ans, puis, de l’idée de trois consuls, à celle d’un seul de fait, ayant le pouvoir à vie. Dans une telle voie on ne pouvait s’arrêter qu’après avoir franchi le dernier pas, c’est-à-dire après être revenu au pouvoir héréditaire. » On y revint d’autant plus facilement que, s’il avait fallu, comme le dit encore Thiers, lumineux dans cette partie de son histoire, plusieurs générations après César pour habituer les Romains à l’idée d’un pouvoir monarchique, « il ne fallait pas tant de précautions en France pour un peuple façonné depuis douze siècles à la monarchie et depuis dix ans seulement à la République ».

L’Empire fut proclamé le 18 mai 1804 et le nom d’empereur fut choisi, parce que celui de roi était inséparable des Bourbons. Ce titre semblait aussi plus grand, plus « militaire », plus nouveau, tandis qu’il évoquait d’indestructibles souvenirs. Jusque-là, l’empereur était germanique. Transférer la couronne impériale en France, c’était attester la défaite des Habsbourg qui reconnaissaient le soldat de fortune devenu empereur d’Occi-