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ou de semaines ? Un pareil état de choses ne pouvait se prolonger sans un extrême péril pour la France et pour la République et devait se terminer par une invasion ou par un retour à la royauté. Sauf les royalistes et les jacobins, les Français qui voulaient soit le salut du pays, soit le salut de la République, et ceux qui voulaient à la fois le salut de la République et celui du pays, furent d’accord pour appeler à l’aide le général victorieux. Les directeurs avaient déjà pensé à Joubert. De toute façon, la République abdiquait. Anarchie, ruine financière, débâcle militaire menaçante : tel en était le triste bilan. Pour donner une idée du désordre qui régnait partout, on ne savait même pas au ministère de la Guerre le nombre de soldats sous les armes, ces soldats « nus et affamés » qui, après avoir vécu aux frais de l’ennemi, commençaient, refoulés en France, à exercer le droit de réquisition sur les Français. Ainsi, dix ans après 1789, la situation n’était plus tenable. Ceux qui avaient profité de la Révolution, les acquéreurs de biens nationaux surtout, n’étaient pas les moins alarmés. Tout le monde devenait conservateur. Les uns étaient las depuis longtemps du désordre et des excès. Les autres voulaient consolider le nouveau régime et comprenaient la nécessité d’un retour à l’autorité et à l’ordre. Le dégoût et l’inquiétude livrèrent la France à Bonaparte. Mais sa dictature sortait des données de la Révolution elle-même qui avait fini par chercher refuge dans le pouvoir personnel.

On a voulu expliquer Bonaparte par ses origines corses et italiennes. Mais, d’éducation toute française, c’était avant tout un homme du dix-huitième siècle. Il en avait les idées, les tours littéraires, celui de la déclamation et de Rousseau, celui de la maxime et de Chamfort. Dans ses monologues de Sainte-Hélène, que retrouve-t-on toujours ? L’homme qui avait eu vingt ans en 1789. Formé sous l’ancien régime, il a reconnu lui-même ce qu’il devait à ceux qui l’avaient instruit. Il a parlé avec gratitude de ses maîtres de l’École militaire. Il continue, comme les autres, beaucoup plus de choses qu’il n’en apporte de nouvelles. Il est de son temps à un point qui étonne parfois, ainsi par son culte de Frédéric II, le héros qui l’avait précédé et qu’il a effacé dans l’imagination des Européens. La Révolution, dont il parle le langage et partage la philosophie,