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germanique, fut poussé aux extrêmes limites. Où était-il, l’Empereur qui avait prétendu diviser l’Allemagne en dix cercles, avec un gouverneur dans chacun ? Il y eut désormais deux mille enclaves (principautés, républiques, évéchés, margraviats ou simples commanderies), parmi lesquelles plus de deux cents formaient des États souverains disposant des droits régaliens et capables, surtout, de contracter des alliances à leur gré. L’Allemagne était hachée en menus morceaux, disloquée, décomposée. Elle ne présentait plus que l’image d’une « mosaïque disjointe », comme devait dire de nos jours un des chanceliers de l’Empire uni, le prince de Bülow. À côté de quelques rares électorats d’assez bonne taille, c’était une poussière de principautés et de villes libres, c’était Monaco, Liechtenstein, Saint-Marin et la République d’Andorre multipliés à des centaines d’exemplaires. L’Allemagne, à ce point de division et de dispersion, fut appelée la « croix des géographes ». Les géographes eux-mêmes s’y perdaient et n’avaient pas assez de couleurs pour distinguer tous ces territoires enchevêtrés les uns dans les autres.

Si l’on se penche sur cette carte complexe, on découvre d’ailleurs que ce désordre, où rien n’avait été abandonné au hasard, était un effet de la prévoyance et de l’art politiques. En face des domaines héréditaires de la maison d’Autriche, trois électorats de force moyenne, Bavière, Saxe et Brandebourg, montent la garde. Du côté de la France, au contraire, la route est libre. Sur le Rhin, pas un seul État vigoureux ni étendu. En outre, on a fait en sorte qu’aucune des nombreuses petites dynasties allemandes n’ait plus d’influence que la voisine : il faudra des circonstances extraordinaires pour que la Prusse rompe les mailles de ce filet. Dans chaque lignée princière, le traité entretient les rivalités et alimente les jalousies. Il y a des Hohenzollern, des Wittelsbach, des Wettin, des Guelfes, etc…, qui règnent et qui se surveillent de tous les côtés. Le calcul était si bon que deux branches de Brunswick, brouillées depuis cette époque, ne se sont réconciliées que de nos jours.

La « croix » dont parlaient alors les géographes fut lourde à porter, surtout pour les Empereurs contre qui, selon une forte et heureuse expression de Mignet, l’Empire fut désormais constitué, et qui durent renoncer à l’espérance d’en faire marcher