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jalousie. Elle ne consentait pas à partager la mer avec nous, et plus son industrie et sa population se développaient, plus elle dépendait de son commerce, plus elle redoutait notre concurrence. Au fond du peuple anglais l’idée montait que la paix blanche de 1783 avait démontré la nécessité d’arrêter la renaissance maritime de la France. La rivalité, longue déjà de près d’un siècle, à laquelle Vergennes avait espéré mettre un terme, devait éclater bientôt avec une nouvelle violence, et les Anglais, cette fois, seraient résolus à mener la lutte jusqu’au bout. On comprend ainsi que la Révolution française ait été pour l’Angleterre ce que la révolution d’Amérique avait été pour la France : un élément de leur politique, une occasion et un moyen.

Le gouvernement de Louis XVI avait de nombreuses raisons de tenir à la paix. D’abord, trop heureux d’avoir effacé les suites funestes de la guerre de Sept Ans, il voulait s’en tenir là, ne pas compromettre les résultats acquis et il avait l’illusion que la France lui en saurait gré. En outre, l’état de l’Europe n’était pas bon. La question d’Orient, apparue avec les progrès de la Russie, mettait en danger deux clients de la France, l’État polonais, notre allié politique, et l’Empire ottoman où nos intérêts matériels et moraux accumulés depuis deux cent cinquante ans étaient considérables. Protéger à la fois l’intégrité de la Turquie et l’indépendance de la Pologne, déjà atteinte par un premier partage ; se servir de l’alliance autrichienne pour empêcher l’empereur de succomber aux tentations de Catherine de Russie qui offrait à Vienne et à Berlin leur part des dépouilles turques et polonaises ; mettre, en somme, l’Europe à l’abri d’un bouleversement dont l’effet eût été — et devait être — de faire tomber la France du rang qu’elle occupait, de la situation éminente et sûre qu’elle avait acquise sous Richelieu et Louis XIV : tels furent les derniers soucis de la monarchie française. On conçoit le soulagement avec lequel les autres monarchies en apprirent la chute, puisqu’elle était le gendarme qui maintenait l’ordre en Europe et empêchait les grandes déprédations.

Une autre raison vouait le gouvernement à la prudence : la question d’argent, considérablement aggravée par les frais de la guerre d’Amérique et qui devenait une des grandes préoccupations