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Son tour était fini, la roue de l’évolution ayant fait monter la puissance allemande. Cette Allemagne, si grande par le nombre, par l’organisation, par les richesses, le mieux était de s’incliner devant elle, de collaborer avec elle. Au moins fallait-il s’écarter de son chemin et, quand on la rencontrait, s’effacer. Telle était la logique du régime électif et de notre démocratie. C’était la thèse de Jean Jaurès qui, périodiquement, à la tribune de la Chambre, agité des tremblements de la pythonisse, annonçait des catastrophes, si, au Maroc, en Orient, on ne se rangeait pas aux vues de l’Allemagne. C’était l’idée de Joseph Caillaux, et il la mettait à exécution en 1911, après le « coup d’Agadir », lorsqu’il cédait à l’Allemagne une vaste part du Congo français, amorce d’un « rapprochement » qu’un député lorrain, en son nom et au nom des représentants des pays frontières, vint dénoncer dans une déclaration qui rappelait celle de Keller à l’assemblée de Bordeaux.

Ainsi, depuis qu’elle était fondée, la République ne cessait de tourner dans le même cercle. Elle n’était pas libre, mais prisonnière de ses origines, et un déterminisme pesait sur elle. Quoi qu’elle tentât, quelque forme qu’elle prît, elle finissait toujours par se retrouver en face de la grande question, celle qu’avaient posée l’ancienne défaite, la perte des deux provinces et l’écrasant voisinage de l’Empire allemand. Alors, après une période de fléchissement et d’abandon, le sentiment national, obscur chez les uns, lucide chez les autres, se ranima. Le coup d’Agadir et le traité du 4 novembre 1911 furent de nouveau le signal d’un de ces réveils. La même voix âpre qui, vingt-cinq ans plus tôt, avait condamné Ferry, accusait Caillaux. Mais comme les temps étaient changés ! Ce vent de fronde, ces chansons, cette alacrité des foules, qui avaient été la marque du boulangisme, avaient fait place à un sentiment grave et anxieux, celui d’un peuple menacé dans son existence, provoqué à tout instant par un adversaire redoutable. Et ce sentiment était celui d’un petit nombre. Ces cortèges qui se rendaient en silence aux autels de la patrie, à la statue de Jeanne d’Arc et à la statue de Strasbourg — voisine de celle de Lille, qui serait bientôt en deuil, — c’étaient des cortèges à la polonaise, c’était l’élite savante, prévoyante et douée de mémoire,