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de l’anticléricalisme et du Kulturkampf rendit plus facile la transition. Toutefois Gambetta s’impatientait, s’irritait quand ses amis, les républicains patriotes, inquiets de son nouveau langage, l’interrogeaient, lui reprochaient même d’être devenu le complice des hommes de Berlin. Mme Juliette Adam, qui se plaisait à tourner le fer dans la plaie, qui jouissait du malaise et de la colère où ses questions et ses blâmes jetaient son illustre ami, eut un jour l’intuition de la vérité probable : ce qu’il y avait d’italien dans le sang de Gambetta s’était laissé séduire par l’idée d’une combinazione semblable à celle qui devait associer l’Italie à l’Autriche pendant plus de trente années. Puisqu’il fallait cela pour que la République devînt possible, on s’arrangerait avec l’Allemagne, on se rapprocherait d’elle, on cultiverait ce qu’on avait en commun, l’anticléricalisme, et puis, quand la République serait solide, quand elle aurait franchi les caps dangereux, elle reprendrait sa liberté, elle ferait une politique nationale : du moins Gambetta s’en flattait.

Sur la première partie du programme, les élections de 1876 puis celles de 1877, qui suivirent le 16 mai et la dissolution, montrèrent que son calcul était juste. Le besoin de la paix avait apporté le pouvoir aux droites en 1871. Le spectre de la guerre le rendait aux gauches. Comme disait Jules Ferry, la République était « acclimatée. » De Berlin, Bismarck se vantait d’avoir aidé l’opération en agitant son tonnerre, d’avoir « mis les choses en scène » pour donner le coup de grâce à la Monarchie et aux cléricaux. Mais il n’entendait pas qu’après avoir aidé la République elle lui tournât casaque et se mît à faire en Europe une politique indépendante. C’est ici que le raisonnement de Gambetta se trouvait court et sa combinaison imparfaite. La France était engagée sans le savoir, liée sans échange de signatures, aiguillée dans une direction à laquelle elle n’échapperait plus qu’au prix d’une crise. Ces modérés, disciples de Thiers, et qui venaient de fonder la République en suivant ses enseignements, Bismarck les tenait par leur timidité, par la crainte de compromettre leur ouvrage en rouvrant l’ère des difficultés extérieures. Sciemment ou non, ils s’étaient mis entre ses mains et ils suivraient le cours que cet esprit audacieux entendait imprimer à la politique de l’Europe.