Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/258

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plébiscite de mai 1870. Ces quinze cent mille, c’étaient les champions de l’idée. C’était le sel de la terre. Restait à conquérir la grande masse indécise. Elle fut conquise, assez lentement d’ailleurs, — la République est, de tous nos régimes au dix-neuvième siècle, celui qui a eu à vaincre l’opposition la plus tenace, — à mesure que se dissipèrent les frayeurs que le régime républicain inspirait.

L’ordre, le calme, la sécurité, la prudence, la sagesse : tels étaient les mots que Thiers répétait sans se lasser. Je suis « le véritable conservateur », disait-il. Conservateur de la propriété, conservateur en matière fiscale, adversaire de l’impôt sur le revenu, habile à rassurer tous les intérêts, il était conservateur aussi en politique étrangère. Ce n’était plus l’homme vaniteux et léger qui, trente ans plus tôt, sans Louis-Philippe, eût exposé la France aux coups d’une coalition européenne. Sa prudence était extraordinaire. Jamais en défaut, toutes ses paroles tendaient à convaincre le pays, non seulement que la République avait cessé de penser à la guerre et aux entreprises dangereuses, mais encore qu’elle était seule à pouvoir garantir la paix. La paix, une paix durable, que la France ne troublerait jamais la première, qui excluait par conséquent l’idée de revanche voilà le point sur lequel Thiers ne se fatiguait pas d’insister et de revenir. Il paraphrasait avec art, dans son message du 17 décembre, la dure semonce de Jules Grévy à Scheurer-Kestner « Notre politique est la paix, répétait-il, la paix sans découragement comme sans bravade. » Il devait suffire à la France réorganisée d’être « toujours nécessaire à l’Europe et toujours capable d’y remplir ses devoirs envers les autres et envers elle-même ». Sur cette pente, Thiers ne s’arrête pas. Et déjà, pour mieux rassurer, il endort. La France est décidée à éviter la guerre. La guerre devient donc improbable, car, seule, la France, qui vient d’être dépouillée, déchue de son rang, aurait des raisons de l’entreprendre. Thiers fait alors le raisonnement dangereux, le raisonnement qui désarme. Il dépasse le but : « La France, qui aurait le droit d’être mécontente de son sort, voulant la paix, tous les autres États la voulant comme elle, il n’y a aucune prévision possible qui puisse faire craindre la guerre. » De là l’illusion que la guerre dépend de nous seuls, que notre résignation au fait