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déjà s’était ressaisie. Seule, l’extrême gauche vota contre la paix et pour la guerre à outrance.

Quelques semaines plus tard, Scheurer-Kestner et sa femme rendaient visite à Jules Grévy, président de l’Assemblée. Le récit de cette visite est célèbre. Le républicain alsacien, auprès de ce républicain de vieille roche, s’ouvrit de sa tristesse et de son espoir. Il parla de la revanche. Alors, Grévy, l’interrompant et le regardant « d’un œil sévère », prononça son oracle « Mes enfants, dit-il, je sais que vous êtes pour la guerre. Eh bien je vous le dis à vous, mon ami, qui avez voté contre la conclusion de la paix : il ne faut pas que la France songe à la guerre. Il faut qu’elle accepte le fait accompli, il faut qu’elle renonce à l'Alsace ». Et il eut encore des paroles dures pour les « fous » qui prétendaient le contraire. Scheurer-Kestner se retira en pleurant. Il put comprendre bientôt : Thiers et Grévy, ces deux fondateurs de la République, étaient d’accord pour condamner la « folie » de Gambetta qui compromettait le régime républicain. La République radicale inquiétait. Seule une République conservatrice et pacifique, une République sage au dehors comme au dedans, pouvait réussir. Jules Grévy le savait depuis longtemps, lui qui, dès 1848, avait dit, dans sa profession de foi aux électeurs du Jura « Je ne veux pas d’une République qui fasse peur ». Pour qu’elle ne fît pas peur, pour être acceptée, Il fallait qu’elle renonçât au programme belliqueux que la démocratie tenait de la Révolution et de ses traditions du dix-neuvième siècle. Il fallait remonter le courant imprimé par Gambetta, dont les outrances compromettaient la cause républicaine. Gambetta, d’ailleurs, ne devait pas tarder à comprendre et à soutenir la tactique des deux subtils vieillards. La haute fortune politique de Jules Grévy était inscrite dans cette idée, mais aussi son impopularité future. Les crises prochaines de la République, le grand débat qui, dès qu’elle fut instituée, la troubla et la trouble encore, tout l’avenir du régime s’y trouvaient également contenus.

Par la rapidité et la justesse de leur coup d’œll, deux ou trois hommes qui connaissaient bien leur pays et leur siècle suffirent donc à détourner la France de son orientation instinctive vers les monarchistes et, par voie de conséquence, vers la monarchie. Thiers, un des inventeurs de l’orléanisme, n’était pas un