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d’un déni historique, convaincus aussi, après l’expérience des deux guerres heureuses conduites par la Prusse, que la force, au service d’une organisation rationnelle, satisferait des ambitions qui, pour eux, étaient un droit.

Voilà ce qui sortait tout armé du château de Versailles. Mais cette allégorie, on ne la comprit pas. Jamais gouvernements et peuples ne donnèrent pareil exemple d’imprévoyance et d’insensibilité à leurs intérêts les plus essentiels. Ni la Russie, ni l’Angleterre ne virent la menace que représentait pour elles la naissance de l’Empire allemand. Il leur semblait que ce fût un État comme un autre, de création nouvelle, et qui prendrait paisiblement sa place dans le concert des puissances. L’esprit de justice, chez un libéral comme Gladstone, était sans doute choqué par l’annexion de l’Alsace-Lorraine, éclatante violation du droit des peuples à disposer de leur sort. Mais le chef du gouvernement britannique ne concevait pas autre chose qu’une protestation de principe à laquelle ses collègues se refusèrent, sachant bien que, vis-à-vis de la Prusse, une protestation qui ne serait pas appuyée par les armes serait vaine. Et l’idée qu’il eût été sage, économique, de s’opposer par la force à la fondation d’une grande Allemagne pour épargner un jour d’immenses efforts et des flots de sang, cette idée-là ne vint, on peut le dire, à l’esprit d’aucun Anglais. Ceux d’entre eux, au contraire, qui s’appliquaient à la politique, raisonnaient sur l’apparition de l’Empire allemand comme sur un événement propre à assurer un nouvel équilibre de l’Europe. L’Allemagne unie, vue de Londres, semblait un contre-poids providentiel placé entre la France et la Russie. « Pour ce qui nous regarde, nous autres Anglais », écrivait le Times au mois de décembre 1870 ; « nous avons, au lieu de deux puissants États militaires qui existaient jusqu’à présent sur le continent, nous avons maintenant, au centre de l’Europe, une solide barrière, et ainsi tout l’avenir s’en trouvera consolidé. » Dans l’œuvre de Bismarck, le Times ne voyait que bénédictions. « M. de Bismarck », disait gravement le grand journal anglais, « avec ses éminentes facultés, ne poursuit qu’un seul but : le bien de l’Allemagne, le bien du monde entier. Puisse le magnanime, le pacifique, le sage, le sérieux peuple allemand faire son unité. Puisse la Germanie devenir la reine du continent… C’est le