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train d’éclore. L’ovaire profond du progrès fécondé porte, sous cette forme dès à présent distincte, l’avenir. Cette nation qui sera palpite dans l’Europe actuelle comme l’être ailé dans la larve reptile. Au prochain siècle, elle déploiera ses deux ailes, faites l’une de liberté, l’autre de volonté.

« Le continent fraternel, tel est l’avenir. Qu’on en prenne son parti, cet immense bonheur est inévitable. »

À ce style on a reconnu Victor Hugo. C’est lui qui avait écrit l’introduction du Paris-Guide de 1867. Les jeunes couples qui visitaient l’exposition, cette bible à la main, confiants dans la parole du poète qui s’appelait lui-même un voyant, ne se doutaient pas que trois ans plus tard la patrie en danger appellerait tous les Français à l’aide. Comment auraient-ils pu croire que leurs enfants et les enfants de leurs enfants seraient chargés d’obligations militaires toujours croissantes, toujours plus lourdes, jusqu’au moment où une guerre, sans précédent par la violence et la durée, exigerait des sacrifices sans exemple ?…

La prophétie de Victor Hugo allait au rebours des événements. En aucun temps le militarisme n’aurait pris les proportions qu’il allait prendre. Le canon de vingt-trois tonnes de 1866 annonçait le canon monstrueux de 1918 qui tirerait sur Paris à cent kilomètres de distance. Hugo parlait des États-Unis d’Europe comme on parle aujourd’hui de la Société des Nations ? Manière de nier une réalité qui allait être opprimante. Et puis, il y avait le dogme ancien du progrès indéfini dont il était trop humiliant de s’avouer qu’il était démenti par les faits. Comment convenir que cette noble Allemagne des philosophes et des penseurs ne serait devenue une nation que pour ramener le monde à la barbarie ?

En 1863, lorsque Renan avait publlé sa Vie de Jésus, Sainte-Beuve avait remarqué ceci : l’auteur de ce livre impie avait pu passer agréablement son été aux bains de mer en famille. Cent et un ans plus tôt, Jean-Jacques Rousseau, après l’Émile, avait dû fuir la France, sous le coup d’un arrêt du Parlement. Sur la route ouverte par cette comparaison, l’esprit de Sainte-Beuve ne s’arrêtait pas. Son imagination s’élançait vers l’avenir et il écrivait avec une sorte de doute et de pressentiment inquiet « Si l’on se transporte en idée à un autre siècle de distance, à l’année 1963, quel sera, quelle pourra être en pareille