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Cette nation sera grande, ce qui ne l’empêchera pas d’être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique au reste de l’humanité. Elle aura la gravité douce d’une aînée. Elle s’étonnera de la gloire des projectiles coniques et elle aura quelque peine à faire la différence entre un général d’armée et un boucher… Une bataille entre Italiens et Allemands, entre Anglais et Russes, entre Prussiens et Français lui apparaîtra comme nous apparaît une bataille entre Picards et Bourguignons. Le haussement d’épaules que nous avons devant l’inquisition, elle l’aura devant la guerre. Elle regardera le champ de bataille de Sadowa de l’air dont nous regarderions le quemadero de Séville…

« La poudre à canon sera poudre à forage ; le salpêtre, qui a pour utilité actuelle de percer les poitrines, aura pour fonction de percer les montagnes. Les avantages de la balle cylindrique sur la balle ronde, du silex sur la mèche, de la mèche sur le silex et de la bascule sur la capsule seront méconnus. On sera froid pour les merveilleuses couleuvrines, de treize pieds de long, en fonte frettée, pouvant tirer, au gré des personnes, le boulet creux et le boulet plein. Cette nation poussera l’ignorance au point de ne pas savoir qu’on fabriquait en 1866 un canon pesant vingt-trois tonnes rappelé Bigwill. D’autres beautés et magnificences du temps présent seront perdues : par exemple, chez ces gens-là, on ne verra plus de ces budgets, tels que celui de la France actuelle, lequel fait tous les ans une pyramide d’or de dix pieds carrés de base et de trente pieds de haut.

« Cette nation aura pour capitale Paris et ne s’appellera point la France. Elle s’appellera l’Europe.

« Elle s’appellera l’Europe au vingtième siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité.

« L’Humanité, nation définitive, est dès à présent entrevue par les penseurs, ces contemplateurs des pénombres ; mais à quoi assiste le dix-neuvième siècle, c’est à la formation de l’Europe… Au moment où nous sommes, une gestation auguste est visible dans les flancs de la civilisation. L’Europe, une, y germe. Un peuple, qui sera la France sublimée, est en