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la vie — pour lui, c’est tout un, — ont des sources qui ne sont ni assez étudiées ni assez comprises. À la base des idées de Charles Maurras, il y a une analyse de tous les principes. Dédaigneux de ses travaux préparatoires, il a semé, il a laissé derrière lui des pages qui, rassemblées, formeraient une somme philosophique. C’est à Charles Maurras que l’on doit la définition la plus profonde et la plus étendue du mot que les dictionnaires renoncent à expliquer. La civilisation, a-t-il dit, c’est l’état social dans lequel l’individu qui vient au monde trouve incomparablement plus qu’il n’apporte. En d’autres termes, la civilisation est d’abord un capital. Elle est ensuite un capital transmis. Car les connaissances, les idées, les perfectionnements techniques, la moralité se capitalisent comme autre chose. Capitalisation et tradition, — tradition c’est transmission, — voilà deux termes inséparables de l’idée de civilisation. Que l’un ou l’autre vienne à manquer, et la civilisation est compromise. Toute grande destruction, toute sédition de l’individu, toute rupture brutale avec le passé sont également funestes pour la civilisation. C’est la leçon que nous devons tirer des conséquences de la guerre. Et c’est ainsi qu’apparaissent le remède et la guérison. L’orgueil du progrès a vécu. L’avenir est aux humbles vertus du travail, de la discipline et de la patience. Comme les fortunes privées, comme les champs ravagés, comme les maisons et les monuments abattus par la guerre, beaucoup de choses que l’on croyait acquises sont à reconstituer. L’humilité : voilà ce qu’enseigne la catastrophe européenne.

Cependant, il est encore des hommes auxquels on donne le nom d’hommes d’État et qui ont imaginé, pour reconstruire l’Europe, de fonder une société anonyme au capital de vingt millions de livres sterling. Qu’il n’y ait plus de Swift ni de Voltaire pour tuer ces graves niaiseries par le rire, c’est le signe que l’esprit humain est tombé bien bas, qu’il est dans un cruel marasme. Autant que la balance du commerce a besoin d’être rétablie, l’esprit humain a besoin d’être relevé. Le jour où nous aurons l’équivalent de Candide et de Gulliver, ce jour-là nous pourrons dire que la civilisation est revenue.

Avril 1922.