Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/221

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peuple français lui aura fait la guerre et la lui aura faite d’enthousiasme, avant de le prendre pour allié, d’enthousiasme encore, au moment où il entrait en décadence et où il approchait de la décomposition.

Cinq mois avant le coup d’État, attaquant Louis-Napoléon à la tribune de l’Assemblée, Victor Hugo, parmi ses accusations, avait relevé les bonnes relations que le prince président entretenait alors avec l’empereur de Russie. Hugo était certain que ce grief porterait sur l’opinion libérale. Il savait qu’il touchait un point sensible. « Que dirait le grand Napoléon, s’écriait-il, si, revenant sur cette terre, il voyait son glorieux et belliqueux empire soutenu par des hommes qui se tournent vers le Nord et qui collent l’oreille contre terre pour écouter s’ils n’entendent pas venir enfin le canon russe ? » Provocation détestable ! Ce qui n’avait pas eu d’effet sur Louis-Philippe devait avoir une influence décisive sur Napoléon, souverain, mais candidat, soumis au plébiscite, et par conséquent attentif à l’opinion de la foule. De ce côté-là, il y avait danger pour lui à se compromettre avec le tsar, le « tyran », le « vampire » du romantisme révolutionnaire. Une occasion favorable ne tarda pas lui être fournie d’entrer en lutte avec le champion de la réaction européenne, aux applaudissements de sept millions d’électeurs.

En 1850, la Russie avait commis l’énorme faute de ne pas en finir avec la Prusse et le militarisme prussien, qu’elle tenait à sa discrétion. En 1854, l’Angleterre commit une faute différente mais non moins lourde, car elle devait avoir pour conséquence de lancer l’Europe sur la voie funeste au bout de laquelle se trouverait une Prusse victorieuse et une Allemagne unie. C’est l’Angleterre qui porte la responsabilité première de cette guerre de Crimée où l’ « Entente cordiale », ignorante et négligente du danger allemand, commença par affaiblir son futur associé de la Triple Entente. Une fois encore, le sort des nations, qui tient à si peu de chose, se joua dans cette circonstance. Un homme fut le maître du destin et de l’avenir de l’Europe. Et cet homme, ce n’était pas un autocrate. Ce n’était pas un chef d’État. Ce n’était pas même un ministre. Dans cette Angleterre constitutionnelle, si fière et si jalouse du droit de contrôle de son Parlement, il suffit d’un ambassadeur entêté