Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/220

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvait bien lui passer de confisquer les libertés civiques et de bâillonner la presse bien plus sévèrement que Polignac et Charles X, puisqu’enfin, l’expérience l’avait montré, il n’y avait plus que la dictature pour faire la politique extérieure que voulait la nation.

Cependant, pour engager cette politique, il fallait une occasion et un prétexte. Napoléon III ne pouvait, de but en blanc, bouleverser l’Europe. « L’Empire, c’est la paix, » avait été une de ses premières paroles. Il fallait rassurer les puissances. Et puis, la paix est un si grand bien que tout gouvernement la promet, doit la promettre et jure qu’il n’est fait que pour la conserver. Tenir la promesse est autre chose. Si Napoléon III y eût été fidèle, son règne eût pris la tournure de celui de Louis-Philippe, et, au lieu de finir à Sedan, il eût fini, lui aussi, selon le mot du duc d’Orléans, dans le ruisseau de la rue Saint-Denis. Ses deux premières guerres, celle de Crimée et celle de l’Italie, consolidèrent l’Empire, non pas seulement parce qu’elles furent heureuses, mais parce qu’elles étaient conformes l’une et l’autre au programme de la démocratie.

Il eût été pourtant facile au nouveau régime impérial d’éviter les aventures et de marcher dans les mêmes voies paisibles que les deux monarchies antérieures et la république conservatrice, si facile qu’un « rêveur couronné » comme Napoléon III lui-même parut d’abord pencher vers la prudence. Pour changer la carte de l’Europe, il fallait qu’une condition première fût remplie. Il fallait que l’empereur Nicolas, qui, depuis 1848, était l’arbitre du monde européen et qui représentait le principe de conservation, fût mis hors de cause. Jamais la Russie n’avait été aussi forte. Seule de toutes les puissances continentales, elle avait échappé aux révolutions. C’est pourquoi elle avait pu intervenir partout, en Hongrie, en Prusse, en Autriche. S’entendre avec elle à ce moment-là, c’était pour la France s’assurer une tranquillité durable. Même en 1829, l’alliance avec la Russie n’avait pas été plus digne d’être désirée. Jamais elle ne devait plus l’être au même point. Cela était si évident, la raison parlait si haut, que Napoléon III fut tenté. Mais les circonstances et le mauvais génie de la démocratie, de l’élection et de la popularité en décidèrent autrement. C’est lorsque l’Empire russe était puissant que le