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rêve, il fallait s’abandonner au courant qui, depuis 1815, n’avait cessé de grandir. La semence jetée du rocher de Sainte-Hélène allait germer. Prévoyant lui-même que les Français éliraient un Bonaparte et redoutant ce choix, Lamartine s’écriait « N’importe ! le sort en est jeté. » Tout abdiquait. Comme Charles X, comme Louis-Philippe, la République s’effaçait devant quelque chose de plus fort qu’elle, devant la Révolution personnifiée.

Le 10 décembre, cinq millions et demi de voix votèrent pour le neveu de celui qui avait été « l’Orphée et l’Hercule de la Révolution française ». Louis-Napoléon n’était plus le ridicule conspirateur de Strasbourg et de Boulogne, le prisonnier de Ham, le député qui, à la tribune de l’assemblée, avait surpris par son « accent étranger ». La démocratie reconnaissait en lui ses aspirations. Il n’est pas vrai que l’élection du 10 décembre ait été une élection réactionnaire. Les conservateurs, en général, avaient voté pour le général Cavaignac, le vainqueur des journées de juin, tandis que quelques-uns des départements qui, en avril, avaient donné le plus de voix aux socialistes, — on peut citer celui de Saône-et-Loire, — assurèrent aussi la majorité de leurs suffrages à Louis-Napoléon. Non, non, c’est bien par un acte de leur volonté et de leur libre arbitre que les Français sont revenus à la formule napoléonienne, parce que cette formule, telle que le premier empereur l’avait conçue, était celle qui répondait aux souvenirs et aux espérances du peuple. L’ordre, la gloire, les nationalités, c’étaient les trois couleurs auxquelles se ralliait la masse et qui faisaient l’union. L’ordre, toujours cher dans un pays de petits propriétaires et d’épargnants. La gloire, précieuse à une nation patriote mais qui se trompait sur les conditions dans lesquelles se trouvait la France en Europe et qui négligeait sa sécurité comme une chose secondaire et allant de soi. Les nationalités, enfin, part de la générosité et de l’illusion : la France brûlait de faire le bonheur des autres, certaine qu’elle travaillerait en même temps pour le sien.

Encore quelques mois et Louis-Napoléon, appuyé sur ce triple programme, serait le maître absolu. Confiance au-dedans, promesses pour le dehors : il possédait, il apportait tout. Jamais pouvoir ne s’est établi sur plus de consentement. Nul n’a eu