Page:Bainville - Heur et Malheur des Français.djvu/20

Cette page a été validée par deux contributeurs.

jourd’hui à ce qu’elle était avant la guerre et même à ce qu’elle était il y a cinquante ans, cent ans et plus pour s’apercevoir que la civilisation matérielle a reculé autant que la civilisation morale. Les chemins de fer tendent à devenir en Russie un souvenir archéologique. L’archéologue y aurait bien d’autres surprises. On voyait autrefois dans la grande cour du Kremlin les canons que les Russes avaient pris en 1812 à la Grande Armée. Et l’inscription qui dominait ces trophées était gravée sur le mur dans la langue de l’ennemi, la langue universelle, le français. Elle y est peut-être encore. Les inscriptions bolchevistes sont en russe. De nos jours ont dit « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. » Mais chacun le dit dans sa langue, on ne se comprend pas et l’on s’unit encore moins.

Rares sont les hommes du dix-neuvième siècle qui ont eu le pressentiment d’une décadence possible et surtout d’une décadence aussi prompte de notre civilisation. En 1863, Sainte-Beuve se demandait ce que serait le sort des hommes et de la pensée un siècle plus tard et il était partagé entre l’espérance et la crainte. Mais il y a eu quelqu’un qui a été franchement pessimiste et qui n’a pas craint d’annoncer des calamités. C’est Henri Heine, qui avait fini par redouter également la révolution et l’Allemagne et qui conseillait aux Français de se méfier du prince royal de Prusse et du docteur Wirth, car il y avait déjà, en ce temps-là, un docteur Wirth en Allemagne. Henri Heine a peint l’avenir, notre présent, sous les couleurs les plus sinistres. Et c’est le prophète d’Israël qui, chez lui, a eu raison. Ce n’est pas lui qui eût cru que l’on pouvait reconstruire par la vertu d’une formule, ni par un coup de baguette magique, ce qui a été détruit. Ce n’est pas lui qui eût cru qu’on guérirait l’Europe en huit jours par le Congrès de Gênes. « Je conseille à nos petits-enfants, disait-il, de venir au monde avec une peau épaisse sur le dos. » C’est une image à prendre à la lettre ; car il faut aux hommes d’aujourd’hui une peau très dure pour ne pas sentir trop douloureusement les pierres du chemin.

Est-ce à dire qu’on doive désespérer de l’avenir de l’Europe et de la civilisation ? On ne doit jamais désespérer. L’histoire nous montre une suite de décadences et de renaissances. Ce qu’elle n’avait peut-être pas encore montré, c’est un monde aussi sûr de lui-même, aussi fier de ses progrès et brisant en