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son père. S’étant joint aux insurgés, il fit allègrement le coup de feu tout le long des trois jours. Lorsque Charles X fut tombé, le jeune Lebailly rentra à la maison paternelle. Toute sa vie, qui fut longue, il devait se souvenir avec fierté de son exploit. Chaque année, avec ses compagnons d’armes des « trois glorieuses », il se rendait en pèlerinage à la colonne de Juillet. Et puis, le temps avait marché. L’un après l’autre, ses camarades avaient disparu. En 1908, bien vieux, bien cassé, le citoyen Lebailly se trouva seul à la Bastille, et un journaliste l’interrogea. Alors, il évoqua encore une fois ses souvenirs, le beau soleil où, sur les barricades, comme dans le tableau de Delacroix, la déesse de la Liberté lui était apparue, le drapeau tricolore à la main. Pareille à la fiancée du Cantique des Cantiques, elle était pleine de délices. Elle était pleine de promesses et de désirs. À la vérité, la déesse n’avait apporté à Lebailly qu’une médaille commémorative et une place de cantonnier. À quatre-vingt-treize ans, il peinait toujours, car une vie de labeur ne l’avait pas enrichi, et il se penchait encore sur ces pavés dont il avait, à quinze ans, formé des barricades. Jamais il ne lui était venu à l’idée que, s’il s’était battu, c’était surtout pour Thiers et pour le duc de Broglie. Jamais non plus il n’avait pensé que, sans la Révolution de 1830, il n’y aurait pas eu celle de 1848 et que la France n’eût connu ni l’Empire, ni ses folles guerres, ni Sedan, ni le désastre. Alors, dans la France riche et puissante, à l’abri des invasions, telle qu’elle apparaissait en 1829 au voyageur anglais, peut-être, au lieu des journées de juin et de la Commune, au lieu des guerres civiles et des guerres étrangères, au lieu des fusillades pour les ouvriers, peut-être y eût-il eu aussi de l’aisance et du repos pour tous. Les cinq milliards payés à la Prusse en 1871, c’était assez pour donner des retraites aux travailleurs...

Il n’est pas sûr que cela eût été ? Nous ne sommes sûrs que de ce qui est et de l’histoire des années écoulées. Dans l’enthousiasme de ses quinze ans, dans sa puberté révolutionnaire, le cantonnier de 1830 n’avait travaillé ni pour lui-même, ni pour les hommes de sa classe, ni pour ceux de son pays.