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siècle le Sinaï de la religion démocratique. « Les visions de Sainte-Hélène conservaient le vague des prophéties, c’était l’éclair dans la nue, » a dit Émile Ollivier, qui a eu la charge funèbre de conduire à son terme de 1870 la politique des nationalités. Ces prophéties ne devaient pas tarder à se transformer en dogmes et en articles de foi destinés à trouver bientôt leur expression politique. La chanson devait les fixer dans la mémoire des plus humbles. Le premier, Béranger, poète médiocre, mais dont le rôle n’a pas été égalé par les plus grands, mit en couplets la légende de l’Empereur et le credo de son testament. C’est plus tard seulement que Lamartine et Hugo ont repris les thèmes, consacrés par le succès, du chansonnier populaire. Ces thèmes, leur lyrisme les a grandis. Mais les hymnes les plus majestueux n’ont jamais trouvé dans le peuple l’écho des chansons de Béranger.

Ces chansons, inséparables de la vie sentimentale du peuple français de 1815 à 1870, je les ai encore entendues dans mon enfance et dans ma jeunesse. Pour en comprendre la vogue et l’action prodigieuses, il suffit de se souvenir de la place qu’elles ont occupée dans les imaginations et dans les mémoires. Renan s’est impatienté de leur philosophie vulgaire. Il n’a pas vu que la vulgarité de Béranger avait fait la puissance évocatrice de ses refrains, leur vertu de propagande politique, leur valeur pour l’histoire. C’est justement parce que Béranger était à la portée des esprits ordinaires, qu’il a pu conduire au romantisme le peuple et la petite bourgeoisie. Je garderai toujours dans l’oreille l’accent avec lequel des vieillards répétaient les vers où Chateaubriand avait reconnu un René moins aristocrate :

…   plaisirs de mon bel âge,
Que d’un coup d’aile a fustigés le temps…

Qu’une voix intérieure me chante, sur l’air de Roger Bontemps, « un portrait de maîtresse », avec l’inflexion attendrie qu’y mettaient nos grands-pères, alors, à mes yeux, se lève la France laborieuse des ateliers et des boutiques pour qui le chansonnier a exprimé les sentiments d’une génération entière, son rêve de liberté et de justice marié à ses souvenirs de jeunesse et d’amour. Alors cinquante années de notre histoire se