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proposer aux jésuites une alliance contre les « orages de l’avenir », le Père qui l’avait reçu l’avait pris pour un fou. Dans l’esprit d’Auguste Comte, cette démarche était un symbole. Il recherchait contre l’anarchie le concours de l’Église, la plus grande puissance d’ordre du monde.

Les orages de l’avenir sont venus. La guerre a produit des conséquences que personne n’avait prévues, ceux qui l’ont déclarée encore moins que les autres. De toutes les manières la civilisation a travaillé contre elle-même. Et non pas seulement par les engins de destruction qu’elle a inventés, non pas seulement par les idées qu’elle a répandues et dont l’idée de nationalité reste la plus dangereuse, bien plus explosive que la nitroglycérine. La civilisation avait mis en outre à la disposition des États des forces plus grandes que celles qu’aucun État, aux temps anciens, eût jamais possédées. Et pour mettre ces forces en mouvement, pour les lancer les unes contre les autres, l’électricité a encore joué le rôle d’une fée malfaisante en supprimant entre les peuples l’espace et le temps.

Il y a, dans les Essais d’histoire et de critique d’Albert Sorel, des pages célèbres et toujours actuelles sur la Diplomatie et le progrès. Elles seraient tout entières à relire. Citons au moins ceci :

Imaginez un Richelieu et un Bismarck, un Louis XIV et un Frédéric, enfermés chacun dans son cabinet à téléphones, resserrant en un dialogue précipité les conflits séculaires des dynasties et des nations. À côté du téléphone qui les met en présence de l’adversaire est celui qui les met en communication avec le serviteur. Un mot lancé entre deux répliques, et les soldats s’apprêtent dans leurs casernes, les locomotives se mettent en pression. À mesure que la dispute s’anime, les armées se précipitent vers les frontières. Les courants de la passion humaine se heurtent comme les courants électriques qui les portent. Dans l’instant où la guerre est déclarée, elle éclate, et des générations humaines sont fauchées avant que l’humanité ait pu savoir pourquoi.

Ces lignes étaient écrites en 1883. Ne croirait-on pas lire la prophétie de ce qui s’est passé en 1914 ? C’est la preuve que, par l’étude de l’histoire, par l’observation et par l’analyse, on peut devenir prophète. Seulement, il faut bien le dire : ce qu’on n’avait pas prophétisé, c’est que la guerre serait aussi longue et qu’elle