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vrier et au paysan. De l’époque révolutionnaire et napoléonienne, cette famille n’avait pas gardé un mauvais souvenir. Les aventures prodigieuses de la nation pendant ces vingt années de guerre s’étaient traduites en millions d’aventures individuelles, quelquefois profitables, toujours romanesques. Les courses de la Révolution et de l’Empire avaient laissé la France épuisée, finalement battue et dépouillée, mais couverte de gloire militaire et ivre de cette gloire. Et puis, ce roman épique avait renouvelé les destinées. Les Français s’étaient divertis comme des dieux. Voilà pourquoi, loin d’en vouloir à Napoléon, ils lui ont si longtemps voué un culte. A défaut d’un autre empire, il leur avait légué celui de l’imagination, et ce n’est pas en vain qu’il les avait promenés à travers les cités conquises, à travers les pays de soleil et d’Orient. Qui oserait jurer que, plus tard, les Allemands, même battus, ne sentiront rien de pareil pour leur empereur ?...

Je sais peu de chose du capitaine Corasse, officier de fortune dans la Grande Armée et dont ma grand’mère conservait le sabre, sinon que, quand il logeait chez l’habitant, il avait coutume de dire « Tu as l’oreille rouge, tu dois avoir du bon vin. » Et, comme Napoléon à ses maréchaux, il pinçait le lobe vermeil, manière d’avertir l’hôte qu’il eût à chercher du meilleur. Je ne sais guère mieux quelle parenté unissait ce brave à une jeune femme dont le portrait est venu jusqu’entre mes mains. C’est un simple crayon de David d’Angers, mais où brille le feu de l’amour. David était à l’école de Rome dans le temps où, lectrice chez le roi de Naples, la belle courait les grands chemins. Il est clair que ces jeunes gens se sont aimés. D’une écriture estompée, sur la tranche du livre posé devant sa maîtresse, David a écrit son nom : Gabrielle. Beaux jours, sans doute, qui durèrent moins encore que le royaume de Murat. J’ai entendu dire de cette aimable grand’tante qu’elle était morte avant l’âge, un soir qu’elle chantait au clavecin. Elle est allée rejoindre le capitaine Corasse, amateur de bon vin, avec les autres ombres de la féerie napoléonienne.

De ces événements, nul témoin, nul acteur, n’avait mieux