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On y verra peut-être que le hasard et la force des choses n’expliquent pas toute la vie et toute la destinée des nations. La puissance des grands courants intellectuels rend compte de beaucoup de circonstances. Il n’en est pas moins vrai que la volonté et l’action des hommes interviennent pour une large part dans les affaires humaines. Seul le fatalisme de l’ « évolution » enseigne le contraire. Ce fatalisme n’a malheureusement pas cédé aux plus cruelles leçons de ces longues années de guerre. Et pourtant, de toutes les superstitions dont les conducteurs de peuples puissent être affligés, celle-là est la plus funeste. A vingt endroits de cette histoire, on verra que le sort du monde a tenu à une décision prise ou rejetée dans un cabinet de chef d’État, de ministre ou de simple ambassadeur. Mais la faute commise, — et il y en a eu au dix-neuvième siècle qui crèvent le cœur, — est née presque toujours des idées et des sentiments qui régnaient, de la tendance qui triomphait à un moment donné. Les hommes pensent d’abord. Ensuite ils se déterminent d’après leur manière de penser. C’est pourquoi il importe de penser juste. Les erreurs des gouvernements et des peuples sont celles de leur esprit.

Si la question d’Allemagne s’est posée à la France, à l’Europe, au monde, c’est que la France, l’Europe, le monde, au moment où s’est formée l’Allemagne moderne, ont été trahis par leurs idées et leurs doctrines préférées. Aujourd’hui que le mal est fait, il s’agit de le guérir. Il y aura fallu la force dont le président Wilson a fait l’éloge. Il y faudra en outre, pour que la guérison soit complète, l’expérience et la raison.

Et maintenant, en remettant ce livre au public, nous demandons indulgence pour lui et aussi pour les cent années qu’il résume. Notre cher dix-neuvième siècle ! Il est souvent maltraité dans ce récit, le vieil utopiste ! Nous lui en voulons des douleurs et des tâches qu’il a léguées au vingtième. Mais c’est de lui que nous sortons et que nous aurons vécu. Sans doute les générations à venir ne le verront plus qu’à travers le brouillard de la guerre, un brouillard couleur de sang. Cette histoire dira peut-être un peu de ce qu’il fut pour les hommes dont il a enclos les jours.

septembre 1918