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essentielle de l’industrie russe, à la suite de la désorganisation politique de la Russie, pour amener une épouvantable régression matérielle et morale. Car, on l’a remarqué il y a déjà longtemps toute civilisation fait corps. On ne peut détruire une de ses parties sans l’atteindre en entier.

Mais la Russie, avec une industrie ramenée à ce qu’elle était avant les progrès de Pierre le Grand, est bien plus malheureuse, elle est bien plus bas qu’avant Pierre le Grand. Je me rappelle une dame qui, voilà une vingtaine d’années, avait été ruinée par un krach célèbre et qui disait : « C’est terrible. Que vais-je devenir ? Il ne me reste plus que soixante mille francs de rente. » Les nations européennes appauvries par la guerre et les révolutions sont comme cette dame. Elles ont contracté des habitudes, elles se sont créé des besoins. Elles avaient édifié tout un mécanisme très compliqué, très délicat, très dispendieux. Elles avaient un train de maison considérable. Avec des ressources qui suffisaient il y a deux cents ans à leur assurer une vie très supportable, elles se trouvent aujourd’hui dans la détresse. Il y a de grandes villes comme Vienne où l’Université doit fermer ses portes. D’ailleurs, les conditions misérables de la vie en Autriche ne permettent même plus qu’il y ait des étudiants. En France même, il faut s’occuper de la grande pitié des laboratoires, d’une pénurie qui ne compromet pas seulement la recherche scientifique, mais la transmission de la science et la formation des savants.

La réalité que l’on avait oubliée ou méconnue et qui se rappelle à nous cruellement, c’est que la civilisation, non seulement pour se développer mais pour se maintenir, a besoin d’un support matériel. Elle n’est pas en l’air. Elles n’est pas dans les régions idéales. Elle suppose d’abord la sécurité et la facilité de la vie qui suppose à son tour des États organisés, des finances saines et abondantes. En d’autres termes, la civilisation est une plante qui pousse avec des soins. C’est une plante de serre. Elle exige qu’un grand nombre de conditions économiques, sociales et politiques soient remplies. Voilà pourquoi Auguste Comte mettait au premier rang « l’immense question de l’ordre ». Voilà pourquoi il avait pris pour devise « Ordre et progrès », le progrès ne se concevant pas dans l’anarchie et le désordre. Le jour où le fondateur du positivisme était allé