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et sujets n’en furent plus jaloux. » Ranke montrait encore que les mœurs nouvelles introduites au cœur des États par les chartes accordées et par la généralisation du régime parlementaire ajoutaient aux anciennes causes de division ces causes de désordre permanent que sont les partis. Il y eut désormais opposition en Allemagne non seulement entre les États attachés au particularisme, non seulement entre les catholiques et les protestants, mais encore entre libéraux et conservateurs. Devant cette renaissance, sous une forme nouvelle, de l’ancienne anarchie germanique, Ranke désespérait de l’avenir, abandonnait le rêve allemand : « Ne doit-on pas, s’écriait-il, sans s’illusîonner plus longtemps, renoncer complètement à toute espérance d’établir l’unité allemande ?

On conçoit donc que les patriotes allemands aient eu de sérieuses raisons de détester la Sainte-Alliance et les « tyrans » conjurés contre leur indépendance. Leur haine était fondée comme l’était la haine des patriotes italiens. Elle alla jusqu’à l’action directe, jusqu’à la propagande par le fait. Mais les Français ! Par quelle erreur ont-ils nourri la même passion ! La possibilité ne leur restait-elle pas toujours, à la faveur des circonstances à venir, de reprendre la frontière du Rhin, les frontières nécessaires, un moment gagnées par la Révolution mais perdues par elle ? Au lieu de cela, les « patriotes » français, de 1815 à 1866, ont brûlé de délivrer leurs frères allemands. Henri Heine les aura utilement avertis, avec son ironie coutumière, dans le préambule de son livre de l’Allemagne, qu’ils ne voyaient pas l’ennemi où il était en vérité, qu’ils se trompaient en s’imaginant que la Germanie leur serait fraternelle le jour où la « Sainte-Alliance des peuples », comme chantait Béranger, succéderait à la Sainte-Alliance des rois. « Prenez garde, disait Henri Heine, je n’ai que de bonnes intentions, et je vous dis d’amères vérités : vous avez plus à craindre de l’Allemagne délivrée que de la Sainte-Alliance tout entière avec tous ses Croates et tous ses Cosaques. » Car il s’en faut de beaucoup que les Cosaques et les Slaves aient toujours été, aux yeux des démocrates français, les soldats de la justice et du droit.

Cette haine irréfléchie des traités de 1815, qui a été la monnaie courante de la politique d’opposition libérale en France,