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elle-même fixé pour sa part de victoire. La Prusse n’obtenait pas la Saxe, si convoitée et qui lui eût donné, avec la consistance territoriale qu’elle désirait, la domination de l’Allemagne entière. Elle était mécontente de ces provinces rhénanes qui lui étaient attribuées, mais dispersaient encore ses domaines, étiraient le « royaume de lisières » et lui apportaient des populations catholiques, latinisées, aussi sympathiques à la civilisation française qu’hostiles au régime et à l’esprit prussiens : dans toute cette région du Rhin, la révolution de 1848 devait encore se faire au cri de : à bas la Prusse.

Il existe un précieux témoignage sur l’état des esprits dans l’élite prussienne de 1815 : c’est le journal que Stein a tenu de ses impressions au Congrès de Vienne. Stein a exprimé la déception et l’amertume des patriotes et des réformateurs qui, par un énergique et patient effort, avaient relevé l’État prussien du désastre d’Iéna, et qui, en prenant la tête de la guerre de l’Indépendance et du mouvement nationaliste contre l’occupation napoléonienne, avaient calculé que leur pays se désignerait à l’Allemagne pour accomplir l’unité. La désillusion que leur apportaient les traités de 1815 est allée si loin, elle est demeurée si vive après eux, qu’un Prussien a pu écrire de nos jours que les Français avaient transformé leurs défaites de 1814 et de 1815 en une victoire sur la Prusse et que Waterloo avait fini par équivaloir à une victoire de la France. Il ne faudrait pas prendre cette réflexion au pied de la lettre, mais elle permet de se rendre compte du vrai caractère des traités de Vienne, dont Stein disait encore qu’ils avaient terminé le mouvement national allemand de 1813 par une « farce ». Ajoutons qu’en dehors de la Prusse les patriotes allemands qui avaient puisé leurs sentiments nouveaux, leurs aspirations vers une grande Allemagne, dans les idées du siècle et les exhortations de Fichte, ne haïssaient pas moins ces traités.

Les patriotes allemands ont souffert profondément des traités de Vienne qui ajournaient indéfiniment les espérances que la guerre de libération et le grand mouvement patriotique de l’Allemagne de 1813 avaient fait naître. Ranke écrivait en 1832 : « Jamais notre patrie n’a été divisée en autant de pièces et de morceaux étrangers les uns aux autres. Jamais les principautés n’ont joui d’une égale indépendance et jamais princes