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et comme sans y penser, je laisse pendre la main, elle saute après, attrape la croûte, tire et file plus loin avaler ce bon morceau.

Car Fientje, ma poule préférée, qui est une brave petite femme, m’aime, comme elles m’aiment toutes, jusque dans ma viande.

Drame.

Depuis quelques instants devant l’enclos Marie examinait mes volailles. Elle me jette un drôle de regard :

— Elles se portent bien, tes poules. Des crêtes bien rouges, les plumes qui luisent : elles sont toutes en ponte.

— C’est la saison, Marie.

— En voilà une qui est jolie. Ce qu’elle caquette. Qui est-ce ?

— Justine, Marie : tu te souviens, celle dont il a fallu recoudre le bec, quand elle était petite.

— On ne s’en douterait pas, fait Marie. Tiens, mais sais-tu que tu as une poule qui boite, là près du fil, cette grosse.

— Bien sûr, Marie, qu’elle boite. C’est notre première Kloek. Elle est assez vieille, elle a le droit de boiter.

— Elle a, dit Marie, des éperons comme un gendarme.

— Ne plaisante pas, Marie. Je l’aime beaucoup ; elle nous a élevé pas mal de poussins et, par-dessus le marché, rapporté beaucoup d’œufs.

— Mais elle ne pond plus, dit Marie.

— Hélas ! non, la pauvre bête. Quelquefois elle s’imagine qu’elle pondrait encore. Elle va s’installer dans un nid et tu devrais la voir arranger sa paille, se blottir, pousser tant qu’elle peut. Mais rien ne sort et elle s’en va, oh ! pas en chantant comme les autres, mais triste… si triste… on dirait un écrivain qui ne trouve plus rien à dire.

— Alors, conclut Marie, si elle ne pond plus…

Je ne réponds pas. Je sais où elle veut en venir. Une poule qui est vieille, on ne garde pas cette bouche inutile. On appelle le marchand. Il la soupèse, il souffle entre les plumes pour voir si la chair est bien blanche, puis la fourre dans un panier avec d’autres. Adieu la poule, fini de vivre.