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Un jour, frère Louis a vu voler un aéroplane et cela ne l’a pas surpris plus que d’un oiseau, puisque cette machine avait des ailes. Il sait aussi qu’il y a des trains. Cela marche à la vapeur, sur des rails. Mais qu’il y ait des voitures qui roulent par terre, toutes seules, sans cheval et sans rail :

— Farceur, dit le frère.

Novice.

Quelquefois, il arrive un nouveau, jeune gars venu des champs, de bonnes joues rouges, l’œil franc, tout joyeux de devenir Trappiste.

On peut le voir à la chapelle, où les frères lui ont fait une place dans leurs stalles.

Seul vivant parmi ces morts, il a gardé la petite veste et le col de toile qu’il avait en entrant. Ses regards filent droit devant lui et il se campe bien ferme, bras croisés, comme il se tenait dans son église, au village.

Un peu gauche, il tâche d’imiter les gestes de ses compagnons et à leur exemple, se prosterne, se relève, joint les mains ou se signe. Mais il le fait très vite parce que son corps est jeune, et quelquefois, il se trompe. Le frère qui le dirige, lui lance alors un regard dur.

La semaine suivante, il est toujours bien droit, mais on dirait qu’on lui a cassé quelque chose dans la nuque : sa tête pend. Il ne regarde plus devant lui : il ferme les yeux et s’il lève encore les paupières, c’est pour les rabattre tout de suite.

Son instructeur le surveille moins.

Huit jours après, la tête pend davantage et entraîne un peu le haut du corps. Il a perdu son air joyeux. Il connaît maintenant les gestes qu’il faut, mais ils ne sont plus à lui : ils ressemblent à ceux de tous les autres frères. Quand il s’agenouille, il ne doit plus se contraindre pour ne pas être debout le premier.

Le moine instructeur le regarde à peine.

Ainsi de semaine en semaine, on le voit se transformer, fléchir et s’éteindre. Un mois, deux mois. Une volonté du dehors ronge la sienne qui dépérit. Ses joues se fondent, sa barbe pousse. Il vit encore, mais à l’intérieur. Bientôt, il