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C’est lui qui eut l’idée d’organiser la basse-cour des Trappistes. Avant lui, les pères ne possédaient qu’une vingtaine de poules : des sauvages qui vivaient à l’écart dans un coin d’une grange. Personne ne s’en occupait, elles n’avaient pas de coqs, leurs œufs pourrissaient dans le foin :

— J’ai dit à notre père abbé : « Laissez-moi faire. » Je leur ai d’abord donné un coq… Et maintenant, voyez.

Elles sont plus de deux mille. Leur coin de grange est devenu la grange tout entière, et mord déjà sur le bâtiment voisin, qui fut autrefois une chapelle.

À l’en croire, les pères supprimeraient leur ferme, aboliraient l’imprimerie, ne fabriqueraient plus de bière, pour laisser à lui seul la charge de les entretenir — rien qu’avec ses poules.

Je suis son ami, parce que comme lui je m’occupe d’aviculture.

D’une semaine à l’autre, quand je vais le voir, le dimanche avant la messe, le frère m’explique ses améliorations de la semaine.

Devant une mère avec ses jeunes, il me fait m’accroupir et, la main tendue, appeler : « Djip… djip !… » pour qu’un poussin y saute et que je pèse comme il est lourd.

— Et ce coq, fait-il, quel gaillard. Regardez-le sur cette poule, et tenez le voilà, déjà, après une autre.

La cloche a sonné pour la messe, le frère décroché son manteau qu’il me rattrape pour me montrer une poule qu’il a guérie, cette autre qu’il opérera demain et, quand nous arrivons enfin à l’église, en retard, moi au jubé, lui dans sa stalle, s’il prie le Bon Dieu, je suis sûr que c’est encore pour ses poules.

Un été, une épidémie s’est abattue sur les basses-cours de la région : beaucoup de poules mouraient. Benooi en a perdu vingt, moi quinze, Guido une. Peuh ! qu’est-ce cela ? Sur ses deux mille, le frère en a perdu, en trois nuits, dix-neuf cent quatre-vingt-dix-sept. Voilà ce qui peut s’appeler un beau chiffre !

Dans la tête de frère Joachim, quand on sonne à la grande porte, ce n’est ni un visiteur, ni un pénitent, ni un pauvre. C’est un Monsieur qui vient voir ses poules. Et le frère se prépare.