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mites pour les bêtes ; celles-là, les marmites pour les gens. »

Pourtant, il n’en faut pas davantage à des paysans de bon appétit, pour qui manger est une chose que l’on accomplit gravement et toujours en silence, comme nourrir son bétail, faire des enfants et les autres devoirs imposés par Dieu.

À midi, les hommes entrent et jugent par le nez qu’au lieu de poireaux, on a mis des raisins dans la soupe. Ils n’ont pas besoin de faire là-dessus des phrases.

— Garçon, dit Fons à Benooi, tantôt nous faucherons l’avoine.

— Oui, garçon, répond Benooi.

On s’installe, on se signe, chacun prie Dieu à sa manière : Vader le nez dans sa casquette, Fons, sérieux en se frottant la tête, Benooi les yeux en l’air, Mélanie les mains jointes, Trees tout en cherchant le sel qui manquait sur la table.

— La soupe ! dit Trees.

Vader le premier, et après lui les autres, tendent leur assiette, la reçoivent bien pleine sans dire « merci », plongent la cuiller, aspirent à petits coups le jus limpide, au goût bénin de sucre et de vinaigre. C’est chaud, on souffle, on se tait.

L’assiette vide, Trees en sert une seconde ; puis une troisième ; puis la dernière, plus épaisse à cause des peaux et des grains qui sont restés au fond. Celle-là, on la mâche et, s’il se peut, on se tait encore plus.

Seulement, aux dernières cuillerées, les femmes s’arrêtent, Benooi est blanc, Fons cramoisi, Vader ne suffit pas à toutes les gouttes de chaud qui lui viennent sur le front.

C’est la faute aux raisins.

En ville, après cette soupe, il faudrait du vacarme. Ici pas :

— Garçon, réfléchit Fons, tantôt nous faucherons l’avoine.

— Oui, garçon, répond Benooi.

… Mais ils sont saouls.

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