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paravant, il institue une discussion suivie, où il essaye de prouver que la faculté qui nous donne ces idées se contredit dans ses jugements. Cette dialectique a pour résultat de créer, au sein de la raison elle-même, des oppositions, et de mettre en contradiction la raison avec elle-même. Sous le nom de paralogismes et d’autonomies, il fait ressortir ces contradictions auxquelles aboutit la raison lorsqu’elle veut se démontrer quel qu’une de ces vérités supérieures, objet de la métaphysique, affirmant successivement le pour et le contre, démontrant par des raisons d’égale force que le monde a commencé et qu’il est éternel, que l’âme est simple et qu’elle est composée, que l’homme est libre et que tout est soumis à un ordre fatal, qu’il y à une cause première et que l’univers se réduit à une succession de phénomènes. Le résultat de cette dialectique est de jeter le trouble dans la raison. Comment donc sortir de ces contradictions ? C’est la le secret de l’idéalisme subjectif, et la partie positive du système. Or, selon Kant, on n’en sort qu’en admettant Pincompétence de la raison à juger de ces choses, en reconnaissant ses limites, en regardant les idées qu’elle a de ces objets comme de simples formes de notre pensée, qui-n’ont rien de réel ou d’objectif en dehors de l’esprit. Elles sont, en un mot, purement subjectives. Il n’y a de vrai ou de réel que l’objet de nos perceptions ou de l’expérience, plus les idées qui régularisent ces perceptions et président à nos jugements. Mais en soi tout ce qui est suprasensible, Dieu, l’âme, la liberté, la substance des etres, nous échappent. Tel est le résultat de la critique de Kant. C’est le scepticisme sur les grands objets de la connaissance humaine, avec toutefois cette différence notable que le scepticisme ordinaire méconnaît la raison et les conceptions åpriori, tandis que Kant les reconnaît avec leur caractère de nécessité et d’universalité, mais comme simples formes ou lois de l’esprit. C’est aussi un idéalisme, mais qui n’ose rien affirmer et défend d’affirmer quoi que-ce soit sur l’objet de ses idées, un idéalisme subjectif. Kant arrive ainsi au résultat qu’il avait cru éviter ; du moins en est-il ainsi en spéculation dans le domaine de la raison théorique. Heureusement, il ne s’en tient pas là, et ce n’est que la première partie de son système.- A la critique de la raison théorique succède celle de la raison pratique. Sceptique en théorie, Kant redevient dogmatique en morale. Sur le terrain de la conscience ou de la raison pratique, il relève les croyances qu’a détruites la spéculation. Il commence par l’analyse de la loi morale, dont il décrit avec rigueur les caractères. Il la distingue des autresinotifs qui font aussi agir l’homme, et qui n’ont aucun de ses caractères, des motifs sensibles. Il reconnaît en elle l’idée universelle et obligatoire qui seule commande à la volonté libre, l’idée du devoir. En restant fidèle à cette loi, la volonté est libre et autonome ; en lui désobéissant, en cédant au penchant, à la passion, à l’intérêt, elle devient esclave, elle est hétéronome ou obéit à une autre loi que la sienne. Seule cette loi commande, et ses injonctions sont absolues : de là le nom dïmpératif catégorique, par lequel Kant la désigne. Ce principe posé, il relève sur cette base les vérités que la science spéculative avait niées ou révoquées en doute. D’abord, le devoir suppose que l’homme est libre, et voilà la liberté démontrée. Entre la vertu et le bonheur il doit exister un accord, une harmonie ; mais cette harmonie est impossible dans la vie actuelle ; donc une autre vie doit exister pour l’homme, et l’àme est immortelle ; donc aussi elle est spirituelle. De plus, ce nouvel ordre de choses ne peut se concevoir qu’au tant qu’on admet un représentant de l’ordre moral, une justice absolue : donc Dieu existe, comme être souverainement bon et juste. C’est ainsi que la morale rétablit tout ce que la métaphysique a renversé. Tels sont les résultats des deux critiques. Il reste å les mettre d’accord ; il est clair que le système man ue d’unité. Kant s’est peu préoccupé de cette lacune ; a laissé à ses successeurs le soin de lever cette antinomie nouvelle. Quoi qu’il en soit, si cette contradiction fait tort au logicien, elle fait honneur a l’homme. Kant est, en effet, un grand moraliste : sa morale, pure et sévère, est à l’abri des attaques auxquelles donne prise sa métaphysique. Il est moins facile de faire comprendre la 3° partie du système, la Critique du jugement. Il est, selon Kant, une autre faculté que celles d’où émanent nos jugements théoriques et pratiques, et qui réunit dans une seule aperception les deux points de vue, général et particulier, séparés dans la spéculation et la pratique ; c’est celle qui saisit le beau dans la nature et dans l’art, ou qui conçoit ALL A

la conformité des fins et des moyens dans la nature. Cette faculté, qui, quand elle perçoit le beau, s’appelle le goût, et qui, quand elle saisit la’fin des êtres et l’ordre naturel, est le principe des jugements téléologiques, Kant l’appelle faculté de juger {U1’thcilskraft), parce qu’elle saisit et combine ensemble le général et l’individuel, le rationnel et le sensible. Elle à deux grands objets, le beau et l’harmonie des fins dans la nature. De là une troisième critique, non moins remarquable que les deux autres, et qui contient les vues les plus originales et les plus vraies. En suivant toujours la même méthode, Kant soumet à l’analyse les jugements du goût ; il arrive à définir les caractères du beau et ceux du sublime ; il détermine les caractères du sens du beau et sa fonction, ainsi que les facultés qui en dépendent, l’imagination, le génie ; il étudie leurs productions, reconnaît la nature de Part, trace la division des arts ; en un mot, il pose les bases de Pesthétique. Il remplit une tache analogue pour le jugement téléologique, et trace Pesquisse d’une philosophie de la nature au point de vue des causes finales. Cette partie n’est pas la moins ingénieuse et la moins belle de son système, malgré ses défauts et le point de vue subjectif qui reparait ici et qui est le caractère de toute cette philosophie. Les analyses de Kant sur le beau et le sublime ont renouvelé ou plutôt créé cette science qu’on appelle aujourd’hui Pesthétique. Le résultat général est la prédominance du beau moral sur le beau physique. En réalité, l’âme seule est belle ; le beau est ce qui nous fait éprouver un plaisir pur et désintéressé. Le sublime est dans l’àme, et non dans la nature ; le sentiment du sublime nous élève au-dessus des sens, nous donne la conscience de notre grandeur morale, exerce une influence morale sur l’homme et contribue à son éducation ; en épurant les passions et ennoblissant les penchants, il prédispose l’homme à la vertu, avant que la loi morale vienne établir en lui son empire. Ces idées, que le poëte Schiller a développées dans ses Lettres sur éducation esthétique, sont en germe dans Pesthétique de Kant et le résumé de sa théorie.

Tel est Pidéalisme subjectif dans ses bases et ses principes. Quant à la forme d’exposition, il faut avouer que cette doctrine originale et profonde ofïre sous ce rapport peu d’attrait. Le langage de Kant, énergique et précis, clair même, dans l’ensemble et les formules générales, manque non-seulement de cette clarté populaire dont l’emploi des termes vulgaires dissimule l’obscurité réelle, mais de cette clarté supérieure et vraie qui provient de l’arrangement logique et de la gradation des idées. Son style est bizarre, pénible et embarrassé, entrecoupé de phrases incidentes et de parenthèses qui interrompent la marche régulière de la pensée. Mais les bizarreries de l’expression et les diñicultés de cette langue étaient un attrait de plus pour les esprits réfléchis, opiniâtres à s’attacher à cette pensée vigoureuse et originale.

Aussi, malgré les attaques dont elle fut l’objet, cette doctrine nouvelle frappa vivement les esprits et eut de nombreux sectateurs. Son influence se propagea rapidement ; elle s’exerça sur toutes les branches de la science, et s’étendit à toutes les formes de la pensée. u Beaucoup il de bons esprits, dit Tennemann, se déclarèrent en sa faveur, s’attachèrent à la perfectionner et à la défendre. Les plus habiles surent mettre å profit ses principes pour étudier et retravailler dans des formes plus systématiques les diverses branches de la science, surtout étendre et fortifier la méthode. » La logique fut développée avec succès par Sal. Maimon, Hoflbauer, Maas, Kiesewetter, Kriig, Fries ; la métaphysique, par Jacobi, Schmidt, Krug ; la morale, par Tieftrunk, Schmidt, Haufbauer, Heidenreich, Staudlin ; la philosophie du droit, par Hufeland, Buhle, Schmalz, Ans. Feuerbach, Fries, Zachariœ, Pœlitz ; la religion naturelle, par Heidenrich, Heusinger, Schmidt, Jacobi, Tieftrunk, Krug, etc. ; l’esthétique, par l-leidenreich, Heusinger, Delbrück ; la psychologie, par Schnell, Maas, Hoffbauer, Fries ; la pédagogie, par Niemeyer, Heusinger, Schwarz. Les branches les plus éloignées du savoir humain se ressentirent de l’influence de cette philosophie. Elle passa de la science dans les universités, où elle ne tarda pas à être enseignée. En France et en Angleterre, elle eut du mal à se faire connaître ; elle trouva plus d’accès en Hollande et dans les pays du Nord.

Parmi ses partisans, il faut distinguer ceux qui ne firent qu’appliquer ou développer les principes, et ceux qui les modifièrent et les perfectionnèrent. Entre ces derniers se fait d’abord remarquer Beinhold. Doué de sagacité et d’un vrai talent d’analyse, Remhold aperçut très—