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de l’esprit et recommencer la création en l’expliquant, Hegel est bien le philosophe de cette période où l’auteur de Faust, menant de front la poésie* et la science, enrichissant l’anatomie, Fostéologie, la physique, la botanique, en même temps qu’il surveille tous les travaux de la littérature européenne, donne au monde le spectacle de l’intelligence la plus active et le modèle d’un éclectisme supérieur.

Une histoire particulière de la théologie devrait expliquer ce que représente le grand nom de Schleiermacher ; l’histoire de la science du Droit aurait à glorifier Thibaut et Savigny. Enfin l’histoire de la philologie, depuis Adelung, pourrait mettre sur pied toute une armée de savants illustrés par dïnappréciables conquêtes ; philologie orientale, philologie grecque et latine, philologie germanique, autant de sciences nouvelles, pour ainsi dire, depuis que la méthode historique leur a fourni des instruments inconnus avant nous. Les noms de Heyne, de Wolf, de Gottfried Hermann, de Creuzer, de Boeckh, de Niebuhr, d’Ottfried Müller, de Lachmann, etc., disent assez combien l’activité de l’esprit allemand a été féconde dans le champ de l’érudition antique. C*est Christian-Gottlob Heyne qui ouvre les voies nouvelles et régénere la critique en confrontant les œuvres des poëtes avec la société qui les vit naître. Frédéric-Auguste Wolf, et son émule Gottfried Hermann, continuent l’œuvre de Heyne ; ils firent même des leçons de leur maître des conséquences inattendues, et fondent la critique des textes avec une audace sans exemple. Il y a sans doute plus d’une erreur dans les affirmations de ces téméraires esprits, mais ce sont des erreurs qui provoquent la pensée et font marcher la science. Sans les innovations hasardeuses des Wolf et des Hermann, Creuzer aurait-il osé interroger comme il Pa fait les rapports de la Grèce et de la civilisation orientale ? Bœckh eût-il pénétré si profondément dans l’organisation des cités helléniques ? Ottfried Müller eût-il débrouillé si résolument l’histoire des premières races de la Grèce, et Niebuhr eût-il répandu tant de vues originales sur le génie du monde romain ? Le dernier venu de ces illustres maîtres, le laborieux Charles Lachmann a eu l’honneur d’agrandir encore le domaine des investigations philologiques ; å la critique des monuments grecs et latins il associait avec le même amour la critique des textes allemands du moyen âge ; il appliquait aux Niebelungen les principes de Wolf, et publiait Walther de Vogelweide et Wolfram d’Eschenbach avec le soin religieux qu’il apportait a ses éditions des poëtes antiques. Cette grande génération des Heyne, des Wolf, des Hermann, a donc eu de vaillants continuateurs, et du mouvement qu’elle a produit des sciences nouvelles sont nées. Les principes de la philologie comparée établis par Guillaume de Humboldt, Punité des langues indo-européennes mise en lumière par les découvertes de Franz Bopp, l’unité de tous les idiomes germaniques démontrée par Jacob Grimm, ce sont la des travaux qui consacrent à jamais le génie philologique de nos voisins. Ajoutons que, par sa création de la philologie comparée, par son ardeur à. embrasser l’ensemble et le détail de toutes choses, par l’esprit d’investigation précise qu’elle a porté dans l’histoire, dans la théologie, dans la jurisprudence, enfin par l’établissement de cette critique considérée avec raison comme le principal titre du xix’siècle, la science allemande a exercé une influence immense sur l’époque où nous vivons ; que ses idées, dont le règne est manifeste en Angleterre et aux États-Unis, ont pénétré jusque dans les contrées romanes ; que notre pays s’en est inspiré plus d’une fois, et que, parmi les œuvres les plus fécondes de nos maîtres, il en est qui portent évidemment ce caractère : inspiration germanique rectifiée et fécondée par le génie latin. Nous avons rendu une justice assez éclatante a l’Allemagne pour qu’il nous soit permis de le dire : cette science germanique, qui a fourni tant de richesses å notre siècle, est trop souvent confuse, téméraire, hérissée de difficultés et de périls de toute sorte ; pour qu’elle donne ses meilleurs fruits, il lui faut la grande épreuve de la criti ne française.

Neuvième périoãe (de 1832 jusqu’à nos jours). - Un savant critique, contemporain de Gœthe, dans des leçons célèbres sur l’histoire de la littérature ancienne et moderne, disait en 1812 : il Peut-être le temps n’est-il pas éloigné où il s’agira moins des écrivains eux-mêmes que du développement de la nation tout entière. Ce ne seront plus alors les écrivains qui se formeront un public comme dans les époques antérieures, ce sera plutôt la nation qui, d’après ses besoins intellectuels et le mouvement de sa vie intime, suscitera et se formera des écrivains. » Ces paroles de Frédéric Schlegel s’appliquent parfaitement à. la période qui commence après la mort de Gœthe, période très-riche, très-confuse, moins remarquable assurément par des noms glorieux et des œuvres de génie que par une activité littéraire infatigable et qui se déploie dans tous les sens. Nous n’avons pas a signaler ici un Lessing ou un Klopstock, un Gœthe ou un Schiller ; mais que de talents variés ! que de poëtes, de conteurs, de critiques, d’historiens Comme toutes les transformations de la pensée publique sont promptement et fidèlement reproduites par des plumes toujours prétes ! Frédéric Schlegel a raison : le véritable héros de l’histoire littéraire dans cette période, ce n’est pas tel génie créateur ouvrant aux hommes de son temps des horizons nouveaux, c’est la nation même, c’est l’Allemagne entière, agitée, avide de mouvement, impatiente de quitter la contemplation de l’idéal pour les épreuves de la vie active, et exprimant par les productions de maintes écoles, plus politiques encore que littéraires, les préoccupations qui la tourmentent.

Le premier groupe d’écrivains qui se présente a nous est celui de la Jeune Allemagne. La révolution de 1830 ayait eu son contre-coup au de la du Rhin ; aux agitations politiques qui venaient d’éclater dans le duché de Brunswick, dans la Hesse-Électorale, dans les royaumes de Saxe et de Hanovre, succéda bientôt une vive agitation intellectuelle et morale. De jeunes et brillants écrivains crurent satisfaire les besoins nouveaux du pays en introduisant tout a coup dans la littérature un style vif., net, dégagé, qui semblait rivaliser avec la grâce et la légèreté françaises. Délíer la langue de l’Allemagne, c’était préparer, disaient-ils, les transformations de l’avenir. Déja, pendant la période précédente, Louis Boerne, dans ses études de critique, et Henri Heine, dans ses Tableuuœ de voyages (Heisebilder), avaient donné l’exemple de cette forme étincelante et rapide. Tandis que ces deux chefs de la nouvelle école continuaient leur œuvre à Paris même, et, sans cesser d’être Allemands, prenaient des leçons de la France, leurs confrères plus jeunes, M. Ludolph Wienbarg. M..Henri Laube, M. Charles Gutzkow, M. Gustave Kuh-ne, M. Théodore Mundt, essayaient d’implanter au cœur de l’Allemagne une littérature agile et sémillante, destinée, selon eux, à émanciper les esprits. M. Ludolph Wienbarg écrivait des manifestes littéraires, M. Henri Laube des récits de voyage, M. Gustave Kühne des nouvelles, M. Mundt des romans, M. Gutzkow des drames, et chacun d’entre eux avait la prétention de populariser par l’imagination et Phumour les questions sociales réservées jusque-là aux lettres sérieuses. Malheureusement cette prétention n’était guère justifiée ; les idées que propageaient ces défenseurs de la Jeune Allemagne n’étaient ni jeunes ni allemandes ; des emprunts aux théories déjàvieílles du saint- si monisme français ne pouvaient alimenter bien longtemps cette imprudente école, et, sans les persécutions qu’elle eut å subir dans plusieurs États de la Confédération, il est probable qu’elle aurait disparu plus vite. Abandonnés de l’esprit public qui les soutenait d’abord, les novateurs se dispersèrent ; nous les retrouverons bientôt transformés par l’âge et par l’étude, et tenant dignement leur place dans la littérature plus calme de ces dernières années. A la Jeune Allemagne succéda la Jeune école hégélienne. Ce que M. Wienbarg et ses amis avaient tenté de faire pour la littérature proprement dite, MM. Echtermeyer, Arnold Buge, Bruno Bauer, Louis Feuerbach, et bien d’autres encore, Pessayèrent pour la philosophie. Ils voulaient que le système de Hegel, enfermé jusque-là dans les écoles, devint la propriété commune de la nation ; pour cela, il fallait dégager la pensée du maître des voiles qui li enveloppaient, et poursuivre l’application de ses idées dans tous les domaines du monde moral, c’esta-dire dans la politique et la religion comme dans l’art et la littérature. Cette entreprise, commencée d’abord avec beaucoup de gravité par M. Echtermeyer, fut continuée après sa mort par des esprits turbulents et- hainenx qui se comparaient eux-mêmes aux montagnards de Q3. C’étaient bien, en eiïet, les jacobins de la philosophie. Couverts du grand nom de Hegel qu’ils invoquaient t faux, les Jeunes hégéliens avaient déclaré la guerre au christianisme, au spiritualisme, et l’on sait que, de violences en violences, se dépassant les uns les autres dans la voie de la négation et du délire, ils avaient fim par proscrire même l’idée du dévouement à Phurnanité comme une atteinte à la liberté de l’individu. Il sufht de signaler ici les attaques de M. Max Stirner contre M. Feuerbïvfill.