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— Qui donc ? dit la dame au bon père.
— Satan, ma fille ; il rentre au ciel.
Le Christ a su de la vipère
Changer tous les poisons en miel.
Pour le voir, j’ai du grand prophète
Pris le char au brûlant essieu.
La loi d’amour est satisfaite ;
Le ciel s’agrandit. Gloire à Dieu !

Satan, sous les traits d’un jeune homme,
L’an où la comète apparut,
Surprit une vierge de Rome
Qui le rendit père et mourut.
Lui père, et père d’une fille !
Il la prend, et d’un ton amer
Lui dit : « Pour tout bien de famille
« N’attends qu’une part de l’enfer. »

Mais l’enfant semble lui sourire.
Il s’en émeut : « Se pourrait-il
« Que mon tyran, calmant son ire,
« Voulût adoucir mon exil ?
« À sa haine Dieu faisant trêve,
« Quelque espoir me fût-il rendu,
« Comment sauver la fille d’Ève
« De ce monde que j’ai perdu ?

« Quoi ! des pleurs mouillent ma paupière !
« Pleurer, moi ! Dieu me le défend.
« Si je savais une prière,
« Je la dirais pour cette enfant.
« Très-Haut, qu’a bravé mon audace,
« Si mes maux ne te satisfont,
« Qu’au ciel un jour ma fille ait place,
« Et fais-moi l’enfer plus profond ! »

Est-ce le roseau que Dieu brise ?
Maudirait-il la fille ? Oh ! non.
Cette enfant qu’on porte à l’église
De Marie a reçu le nom.
Elle est remise en des mains pures.
Il s’y connaît, le tentateur
Qui couvrit de tant de souillures
Le chef-d’œuvre du Créateur.

À l’enfer Satan infidèle
Veut voir Marie, et, chaque jour,
Se déguisant mieux, sent près d’elle
Son cœur renaître au pur amour.
La caresser, il l’ose à peine.
Craignons, dit-il, de la flétrir.
Éden a vu, sous mon haleine,
En un jour ses roses mourir.

Sur lui bientôt règne Marie,
Colombe dont il suit l’essor.
Tout haut pour son père elle prie,
Et fait aumône de son or.
Même il lui révèle des charmes
Contre les maux qu’on peut guérir :
Tant le triste auteur de nos larmes
Se plaît à les lui voir tarir.

Marie, à quinze ans, sainte et belle,
Est admise à communier.
Il tremble. Fille du rebelle,
Si Dieu l’allait répudier !
Mais de l’église elle est la joie.
Pour la voir, il court se tapir
Dans l’orgue, qui soudain envoie
Jusqu’au ciel un profond soupir.

Sitôt qu’à genoux et bénie
Elle a pris le pain rédempteur,
Satan mêle à flots l’harmonie
Aux chants du temple inspirateur.