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l’avait-il conquise, lui qui n’avait jamais reçu la moindre instruction ? Par quelles études spontanées, par quels efforts constants ? Ce serait à lui de nous le dire ; et Ma Biographie pourrait nous en dévoiler l’instructif secret. Dans notre siècle de facile improvisation, où le travail semble une condition tout au moins inutile, si ce n’est même fatale au génie, ce ne sera pas un des traits les moins honorables de la physionomie littéraire de Béranger que cette culture assidue de la forme, qu’il n’a jamais négligée et qui lui a si souvent réussi. Dans la politique, dans l’histoire, dans la poésie, le fond des idées est à tout le monde ; c’est une propriété commune, que nul n’a le droit de revendiquer, tout en s’en servant. Au contraire, l’expression de ces idées générales est purement individuelle ; elle est le bien personnel et exclusif ; elle n’appartient qu’à celui qui la trouve. Quand elle en arrive jusqu’à être parfaite, elle devient immortelle, comme la beauté même dont elle participe, conférant une portion de sa durable vertu aux fortunés mortels qui savent l’entrevoir et la reproduire.

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Un point sur lequel le désaccord n’est pas possible, c’est le caractère irréprochable de Béranger. La postérité n’en tiendra pas moins de compte que nous ; ces immortelles figures que doivent recueillir les siècles sont accomplies quand à l’admiration peut se joindre l’estime. La qualité éminente dans Béranger, et l’origine de toutes les autres peut-être, ce fut le désintéressement. Non-seulement il n’a jamais recherché ni même accepté la fortune, mais on dirait en outre qu’il l’a crainte et qu’il l’a fuie comme un danger et un amoindrissement. Absorbé et soutenu par les entretiens incessants de la Muse, il y a trouvé toute sa richesse, et n’en a pas voulu d’autre. Sans besoins pour lui-même, habitué de bonne heure à la gêne, il s’en fit un jeu dès sa jeunesse ; dans l’âge mûr, il y puisa un salutaire exercice pour son âme et une indépendance quelque peu sauvage, dont il était passionnément jaloux. La vieillesse même ne le dompta point ; sur son déclin, il refusait la générosité de son éditeur, de même qu’il avait jadis refusé celle de ses puissants amis. Deux révolutions, à dix-huit ans de distance, se sont disputé, mais en vain, l’honneur de l’enrichir, ou de le porter aux plus hautes fonctions. Il ne s’est pas laissé séduire. On a voulu voir dans cette dignité continue et inflexible un calcul d’amour-propre. C’est une erreur que ceux-là seuls ont pu commettre qui n’ont jamais pratiqué celui qu’ils jugeaient si mal. Par nature, par la première et dure expérience de la vie, par l’amour des choses plus hautes et plus solides, par la contemplation habituelle du beau, fond de tous les arts et de toute poésie, Béranger, sans le moindre effort, était au-dessus des convoitises, ou, si l’on aime mieux, des nécessités vulgaires. On peut dire sans métaphore qu’il a vécu de ses vers, leur demandant avant tout la satisfaction de sa propre pensée, et au delà n’en voulant tirer que les plus indispensables ressources. Il est resté pauvre, parce qu’il l’a préféré. Si c’est une tactique de sa part, il est à craindre qu’elle ne provoque pas beaucoup d’imitations, quelque souhaitables qu’elles fussent.

C’est de là aussi qu’est venue en lui cette bienfaisance et cette charité sans bornes, dont nous avons tous été les témoins. Étant si peu à lui-même, il était tout entier à autrui. Sa bourse, quelque chétive qu’elle fût, n’a jamais été fermée à personne, même à ceux qui en abusaient ; ses conseils si sages et si pratiques n’ont jamais manqué à qui les a demandés ; souvent ils ont devancé la prière, et même le désir. Le temps inappréciable du poëte appartenait à tous ceux qui souffraient ; il leur donnait ses démarches si actives et si efficaces, son influence acceptée même de ses contradicteurs politiques, sa sollicitude si sagace, et son cœur, qui compatissait aux misères et aux faiblesses qu’il ne partageait pas. Sa correspondance[1] peut attester cet empire doux et étendu, et cette bonté inépuisable autant qu’ingénieuse. Ce sont là des qualités trop rares pour qu’on ne les célèbre pas, et qui ont été trop utiles pour qu’on les oublie. Béranger s’est tenu éloigné des affaires, et il a bien fait, parce qu’il sentait qu’il n’y était pas propre ; mais il a usé de son crédit sur ceux qui étaient aux affaires, dans l’intérêt des autres, d’autant mieux défendu par lui que le sien n’y fut jamais compris.

  1. 4 volumes in-8, publiés par le même éditeur.