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qu’à quel point ils peuvent être dus à l’identité de l’imagination humaine en tous lieux… Comment les contes se sont-ils répandus ? c’est ce qui demeure incertain. Beaucoup peut être dû à l’identité de l’imagination dans les premiers âges ; quelque chose à la transmission[1]. »

Il semblait donc bien que M. Lang se rangeât à la théorie de l’accident, qu’il fût, comme on dit, un « casualiste ». lia récemment protesté avec autant d’esprit que d’énergie[2]. « Nous sommes des millions de mortels, dit-il avec mélancolie, et chacun de nous vit isolé, heureux s’il réussit à se faire comprendre, en gros, de lui-même. » Il lui semble, nous dit-il, qu’il s’est entretenu par téléphone avec des correspondants très lointains — un peu durs d’oreille — qui ont innocemment dénaturé son message. Il affirme que nous nous sommes tous trompés — et il ne se peut qu’il n’ait raison, — concédant d’ailleurs que, dans le passage ci-dessus rapporté, il eût mieux fait de transposer les mots beaucoup et quelque chose et de dire : « Quelque chose peut être dû à l’identité de l’imagination dans les premiers âges, beaucoup à la transmission. » Ce « quelque chose » que le libre jeu de l’imagination indépendante pourrait inventer et réinventer à nouveau, ce ne serait d’ailleurs jamais un conte organisé, avec sa succession de multiples péripéties ; ce serait seulement, en des contes totalement différents, un même incident, une même idée fantastique ou superstitieuse. Toutes les fois que reparaît, chez deux peuples différents, la même intrigue circonstanciée et précise, M. Lang admet — comme l’exige le bon sens — qu’il y a eu transmission. Mais il est aussi des contes qui ne présentent en commun qu’une même idée centrale, et, dans ce cas, il se peut que la similitude des croyances ou du développement social, ou la parité générale de l’imagination ait procréé, ici et là, des thèmes généraux identiques, d’où sont issus des contes différents. Et quand on a vu quels exemples significatifs allègue M. Andrew Lang, en ces articles auxquels le mieux est de renvoyer le lecteur, il apparaît

  1. Introduction de M. Lang aux Contes des frères Grimm.
  2. D’abord dans deux articles qu’il a bien voulu consacrer à la critique de la première édition de ce livre : l’un dans la Saturday Review du 2 septembre 1893, l’autre dans L’Academy à la date du 10 juillet 1893 ; puis dans une importante polémique avec M. Jacobs. (V. la revue Folklore, numéros de septembre et de décembre 1893.)