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mais il ne faut pas, camarade, que cela vous empêche d’être amoureux et de vous marier, si quelque belle fille ici vous plaît ; toutes ne se ressemblent pas, et rien n’est ennuyeux comme d’être vieux et vieux célibataire. — Tout à coup, au milieu de la querelle, la femme crie à son homme, avec des yeux furieux : « Tais-toi donc, tu n’es qu’un pouilleux ! — Moi, pouilleux ! riposte le mari. Répète, et je te casse les côtes. » Et souffletée, battue, elle revient, criant : « Pouilleux ! » Le mari l’attache, en dépit des coups de griffe, à une corde, et dans le puits la descend, enragée. — « Le répèteras-tu ? lui disait-il encore. — Oui, pouilleux ! » Et dans le puits la folle descendait. Jusqu’aux mollets, jusqu’aux hanches cependant l’eau l’enveloppait, et le démon ne cessait de crier : « Pouilleux ! — Eh bien ! tiens ! reste ! » Et l’homme la plonge au fond, avec l’eau sur la tête. Mon bon monsieur, croiriez-vous bien, vrai Dieu ! qu’en barbottant, la noyée réunit les mains en l’air, et ne pouvant lancer le mot fatal, elle faisait le geste d’écacher entre ses ongles ! Pour le coup, le berger, bon diable au fond, céda et la tira du puits[1]. »

Le vieillard de Mistral eût été fort surpris, sans doute, si on lui eût dit que sa plaisante histoire n’était point née dans son village, et que les belles filles des Iles d’Or n’y étaient primitivement pour rien : que, le même jour, peut-être, un paysan de l’Argonne[2], un paysan Gascon[3], un paysan de l’Agenais[4] la redisaient de la même façon que lui ; que, bien loin de la Provence, elle amusait, toute semblable, les Allemands[5] ; qu’il y a plus de trois cents ans, à Stamboul, elle faisait déjà rire les Turcs [6].

  1. Frederi Mistral, Lis isclo dor. Avignon — Paris, 1878, Cacho-Pesou, p. 302.
  2. Revue des patois gailo-romans, 1888. t. II, p. 288
  3. Contes populaires de la Gascogne, p. p. J. F. Bladé, t. III, p. 284.
  4. Contes populaires recueillis en Agenais, par J. F. Bladé, 1874, p. 42.
  5. P. Hebel, Schatzkästlein des rheinländischen Hausfreundes. Das letzte Wort. Cf. Simrock, Deutsche Märchen, Stuttgart, 1861, u^ 61. À ce propos, Liebrecht, dans le compte-rendu qu’il fait du livre de Simrock (Orient und Occident, III, 376), rapproche indûment ce conte de la 7e nouv. de la IXe journée du Décaméron : il n’y a aucun rapport entre ces deux contes, sinon qu’il s’agit, dans l’un comme dans l’autre, d’une femme obstinée.
  6. Fables turques, traduites par J. A. Decourdemanche, Paris, 1882, p. 13. C’est, suivant l’éditeur, un recueil savant du commencement du xvie siècle, pillé en partie des Facéties de Pogge. Poggo nous transmet, en effet, lui aussi, le conte du Pouilleux (éd. Ristelhuber, XXXIII.)