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— 432 — dehors, comme les Romains par exemple, la révélation soudaine d’une poésie supérieure ; parce que, d’autre part, le moyen âge a, de toutes façons, contrarié le développement de l’individu, donc de l’artiste. En cette période qui ne possède plus le pouvoir de création collective et qui n’a pas encore la notion de l’art, quel peut être le fondement de la poésie ? L’amusement. Elle est le délassement, la récréation d’une race bien douée. Elle n’a d’autre source que le bien-être matériel, la paix : c’est la courtoisie et la gaieté fran- çaise qui, sans culture, portent leurs fruits. Alors que les jon- gleurs, héritiers déjà incompris des anciens chanteurs de geste, des anciens « aèdes », touchent à une époque où l’épopée n’est déjà plus qu’une survivance et commence à dégénérer en roman de cape et d’épée, quel peut être leur rôle ? Ils sont des amuseurs. De là, les deux sens du nom de jongleur : poète et bouffon. Ils n’ont pas encore pris conscience de leurs prochaines et hautes destinées. « Il n’y a pas ici-bas, dit Pierre le Chantre, une seule classe d’hommes qui ne soit de quelque utilité sociale, excepté les jongleurs, qui ne servent à rien, ne répondent à aucun des besoins terrestres, et qui sont une véritable monstruosité ^ » Quel jongleur aurait su protester contre ce jugement ? lequel aurait pu répondre à cette question : « à qui sert un poète ? » La société de leur temps leur fît une place restreinte et sacrifiée ; mais eux-mêmes, dans leurs œuvres, se font une place moindre encore. Leur moi n’y apparaît pas ; ils ne conçoivent pas une poésie où s’exprimerait leur âme individuelle. Pas de propriété littéraire, c’est-à-dire que chaque thème, lyrique, épique ou romanesque, est commun à tous , meuble , indéfiniment rema- niable et transmissible ’^ ; pas de stylistes, c’est-à-dire que, sur la langue, cette matière plastique, nul n’imprime la marque per- . « Nullum genus hominum est in quo non inveniatur aliquis utilis usus contra nécessitâtes humanas, praeter hoc genus hominum, quod est mons- trum, nulla virlute rederaptum a vitiis, necessitatis humanae nuUi usui aptum. » (Cité parL. Gautier, Epopées françaises, II, 203.) . De là vient de nos jours la surprise de tout lettré qui, versé dans la connaissance des siècles classiques, aborde pour la première fois la lecture de nos travaux de critique littéraire sur les œuvres du moyen âge. Il n’y trouve étudiés que les sources des légendes, leurs difTérents états successifs, leurs remaniements. De l’organisation spéciale du poète, de ses mérites ori- ginaux, de son influence, nulles nouvelles, et pour cause.