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population musulmane dans un contact fort intime, recueillirent oralement beaucoup de récits. Plusieurs de ces récits, d’origine bouddhique, avaient un caractère moral et même ascétique : ils ont été facilement christianisés ; d’autres, sous prétexte de moralité finale racontaient des aventures assez scabreuses : on garda l’aventure en laissant là, d’ordinaire, la moralité ; d’autres enfin furent retenus et traduits comme simplement plaisants. »

Ai-je besoin de dire que, longtemps, l’auteur du présent travail ne douta point que là fût la vérité ? Cette théorie avait pour elle non pas seulement les qualités des beaux systèmes, l’ampleur et la simplicité, — non pas seulement l’autorité de ces noms glorieux : Silvestre de Sacy, Théodore Benfey, Reinhold Koehler, Gaston Paris, — mais cette force toute puissante des idées courantes, anonymes, reçues dès la jeunesse, on ne sait de qui, de partout, jamais discutées.

Le système était assuré, semblait-il. Il n’y avait plus qu’à refaire, après tant de savants, le prestigieux voyage d’Orient : passer, avec chaque fabliau, d’une taverne de Provins ou d’Arras, où un jongleur l’avait rimé, à Grenade, où quelque Juif espagnol l’avait traduit de l’hébreu en latin ; remonter avec lui jusqu’à la cour des kalifes contemporains de Charlemagne ; puis, plus haut encore, en Perse, auprès des princes sassanides, pour s’arrêter enfin sur les bords du Gange où un religieux mendiant, prêchant les quatre vérités sublimes, le contait à la foule.

Sur la route, on pouvait seulement espérer reconnaître avec plus de précision, çà et là, les étapes. Des deux courants, littéraire et oral, qui avaient précipité les contes sur le monde occidental, lequel avait été le plus puissant ? Avaient-ils suivi des marches parallèles et simultanées,