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ses regards semblaient embrasser la totalité de l’espace, et ses yeux paraissaient voir tout à la fois ; mais dans le fait, ils ne voyaient rien. Il se retournait sur sa chaise et passait le bras par-dessus le dossier. Ce bras, ainsi suspendu, avait un mouvement accéléré, comme celui du balancier d’une pendule. Lorsque je lui voyais prendre cette posture, à mon arrivée, j’avais le cœur ulcéré, et je m’attendais aux propos les plus extravagants ; jamais je n’ai été trompé dans mon attente. C’est dans une de ces situations affligeantes qu’il me dit : — « Savez-vous pourquoi je donne au Tasse une préférence si marquée ? — Non, lui dis-je… — Sachez-donc qu’il a prédit mes malheurs. — Je fis un mouvement, il m’arrêta. — Je vous entends, dit-il, le Tasse est venu avant moi ; comment a-t-il eu connaissance de mes malheurs ? Je n’en sais rien et probablement il n’en savait rien lui-même ; mais enfin, il les a prédits. Remarquez que le Tasse a cela de particulier, que vous ne pouvez pas enlever de son ouvrage une strophe, d’une strophe un seul vers, et d’un vers un seul mot, sans que le poème entier ne s’écroule ; et bien, ôtez la strophe dont je

    Diderot fut consterné de voir l’état horrible de Rousseau. Et il en défaillit presque. En rentrant chez lui il écrit : « Mon ami, j’ai vu un damné !… ah ! je ne puis m’en remettre… Montrez-moi, pour que je me calme, la face d’un homme de bien. »

    L’horreur de Diderot est telle, continue Michelet qu’il semble avoir en ce moment comme un pressentiment biblique. On est sûr, en lisant sa lettre, qu’il a vu, par delà Rousseau, quelque chose de sinistre et comme un spectre d’avenir ; « Diderot-Danton voit déjà la face de Rousseau-Robespierre. »