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éteints, qui se traînait avec peine, plus différent encore de lui-même au dedans qu’à l’extérieur, était le même qui, la veille, marchait si légèrement, remuait des fardeaux assez lourds, pouvait se livrer aux méditations les plus profondes, aux exercices les plus doux et les plus violents ? Vous n’eussiez pas entendu vos propres ouvrages, vous ne vous fussiez pas reconnu vous-même ; vous n’eussiez reconnu personne, personne ne vous eût reconnu ; toute la scène du monde aurait changé. Songez qu’il y eût moins de différence encore entre vous naissant et vous jeune, qu’il n’y en aurait entre vous jeune et vous devenant subitement décrépit. Songez que, quoique votre naissance ait été liée à votre jeunesse par une suite de sensations ininterrompues, les trois premières années de votre naissance n’ont jamais été l’histoire de votre vie. Qu’aurait donc été, pour vous, le temps de votre jeunesse, que rien n’eût lié au moment de votre décrépitude ? D’Alembert décrépit n’eût pas eu le moindre souvenir de d’Alembert jeune.

MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

Dans la grappe d’abeilles, il n’y en aurait pas une qui eût le temps de prendre l’esprit du corps.

D’ALEMBERT.

Qu’est-ce que vous dites-là ?

MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

Je dis que l’esprit monastique se conserve, parce que le monastère se refait peu à peu, et que, lorsqu’il entre un moine nouveau, il en trouve une centaine de vieux qui l’entraînent à penser et à sentir comme eux. Une abeille s’en va, il en succède dans la grappe une autre qui se met bientôt au courant.

D’ALEMBERT.

Allez, vous extravaguez avec vos moines, vos abeilles, votre grappe et votre couvent.

BORDEU.

Pas tant que vous croyez bien : s’il n’y a qu’une conscience dans l’animal, il y a une infinité de volontés ; chaque organe a la sienne.


En même temps qu’il rédigeait la Correspondance de Grimm, en 1769, Diderot s’occupait à corriger