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MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

Je vous entends. Non. Celle-là est toute seule de son espèce et c’est dommage. Mais quelle raison avez-vous de cette multiplicité de sensations plus douloureuses qu’agréables dont il vous plaît de nous gratifier ?

BORDEU.

La raison ? c’est que nous les discernons en grande partie. Si cette infinie diversité de toucher n’existait pas, on saurait qu’on éprouve du plaisir ou de la douleur, mais on ne saurait où les rapporter. Il faudrait le secours de la vue. Ce ne serait plus une affaire de sensation, ce serait une affaire d’expérience et d’observation.

MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

Quand je dirais que j’ai mal au doigt, si l’on me demandait pourquoi j’assure que c’est au doigt que j’ai mal, il faudrait que je répondisse non pas que je le sens, mais que je sens du mal et que je vois que mon doigt est malade.

BORDEU.

C’est cela. Venez que je vous embrasse.

MADEMOISELLE DE LESPINASSE.

Très-volontiers.

D’ALEMBERT (se réveillant).

Docteur, vous embrassez mademoiselle, c’est fort bien fait à vous.


Plus loin, voulant expliquer la continuité du sentiment du moi, malgré le renouvellement continu des parties constitutives de l’organisme, Bordeu s’exprime ainsi s’adressant à d’Alembert :


Si vous aviez passé, en un clin d’œil, de la jeunesse à la décrépitude, vous auriez été jeté dans ce monde, comme au premier moment de votre naissance ; vous n’auriez plus été vous, ni pour les autres ni pour vous ; pour les autres qui n’auraient point été eux pour vous. Tous les rapports auraient été anéantis, toute l’histoire de votre vie pour moi, toute l’histoire de la mienne pour vous, brouillée. Comment auriez-vous pu savoir que cet homme, courbé sur un bâton, dont les yeux s’étaient