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que la prudence la plus élémentaire vous conseille de ne pas sortir ce soir.

M. Elton parut très perplexe : d’une part il était extrêmement flatté de la sollicitude que lui témoignait une si jolie personne et il lui déplaisait de ne pas accéder à son désir, mais d’un autre côté il ne se sentait nullement disposé à renoncer à cette soirée. Quoi qu’il en soit, Emma, trop engagée dans ses idées préconçues pour l’écouter impartialement, fut très satisfaite quand il acquiesça vaguement en murmurant : « Il fait bien froid en effet. » Elle se réjouissait de lui avoir fourni un prétexte pour se libérer et de lui avoir donné la possibilité d’envoyer prendre des nouvelles d’Harriet plusieurs fois dans la soirée.

— Vous avez bien raison, dit-elle, nous ferons vos excuses à M. et à Mme Weston.

À peine avait-elle achevé sa phrase qu’elle entendit son beau-frère offrir poliment une place dans sa voiture à M. Elton, au cas où le temps serait le seul obstacle à sa venue ; celui-ci accepta immédiatement de l’air le plus satisfait. C’était une chose décidée ; M. Elton irait à Randalls ; jamais son beau visage n’avait exprimé plus clairement un entier contentement ; jamais son sourire n’avait été plus expressif et ses yeux plus rayonnants que quand il les leva vers Emma.

« Voilà qui est étrange ! se dit Emma. Comment se fait-il, qu’ayant une bonne raison pour s’excuser, il persiste à aller dans le monde ce soir en l’absence d’Harriet ! C’est vraiment incroyable ! Il y a j’imagine, chez beaucoup d’hommes, et particulièrement chez les célibataires, un goût immodéré, une passion véritable pour dîner en ville : c’est pour eux une fonction sociale, une sorte de sacerdoce, devant lequel s’efface toute autre considération. Ce doit être le cas pour M. Elton, un jeune homme très sérieux pourtant et extrêmement amoureux d’Harriet : toutefois, il n’a pas le courage de renoncer à cette invitation. Il trouve de l’esprit à Harriet et il ne peut se résigner à dîner seul à cause d’elle ! Voilà bien les contradictions de l’amour !

(À suivre.)