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core, par un interminable crépuscule, à la tristesse de ce désolant spectacle.

Le temps affectait M. Woodhouse, et pour réconforter son père, Emma dut faire appel à toutes ses ressources. Elle se rappelait leur premier tête à tête, le jour du mariage de Mme Weston, mais ce soir-là, M. Knightley était entré peu après le thé et avait dissipé la mélancolie. Hélas ! Bientôt peut-être les courtes visites qui étaient la preuve de l’attraction exercée par Hartfield iraient en s’espaçant ! Les prévisions pessimistes d’alors s’étaient réalisées : aucun de leurs amis ne les avait abandonnés ; plût au ciel que les mauvais présages actuels se dissipassent aussi ! Sinon Hartfield serait comparativement déserté ; elle resterait seule pour égayer son père parmi les ruines de son propre bonheur. En effet l’enfant qui devait naître à Randalls serait pour Mme Weston un nouveau lien qui l’attacherait à sa maison, et Emma elle-même passerait au second plan. Frank Churchill ne reviendrait plus parmi eux, et Mlle Fairfax cesserait bientôt d’appartenir à Highbury : ils se marieraient et s’installeraient probablement à Enscombe. Si à ces défections venait s’ajouter celle de M. Knightley, quels amis resteraient à leur portée ? La seule pensée que M. Knightley ne viendrait plus passer sa soirée auprès d’eux, n’entrerait plus à toutes les heures du jour, causait à Emma un véritable désespoir, et si Henriette devait être l’élue, la première, la bien-aimée, l’amie, la femme aux côtés de laquelle M. Knightley trouverait la joie de l’existence, elle verrait s’ajouter à son chagrin le perpétuel regret d’avoir été, elle-même, l’artisan de son malheur.

Arrivée à ce point de ses réflexions, Emma ne pouvait s’empêcher de sursauter ou de soupirer, ou même de se lever pour marcher de long en large. Sa seule consolation était dans la pensée des efforts qu’elle était résolue à faire ; elle espérait, quelle que fût la monotonie des années à venir, avoir au moins la satisfaction de se sentir plus raisonnable et plus consciente.

(À suivre.)