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pas prononcé ! Il y avait dans cette manière de faire un changement si notoire et une solennité de si mauvais goût que la rupture était manifeste. Il parut impossible à Emma que les soupçons de son père ne fussent pas éveillés.

Il n’en arriva rien cependant. M. Woodhouse, tout entier à la surprise que lui causait l’annonce d’un voyage si soudain et préoccupé des dangers auxquels M. Elton selon lui allait se trouver exposé, ne vit quoi que ce soit d’extraordinaire aux formules de la lettre. Elle eut même son utilité, car elle servit de matière de conversation pendant le reste de la soirée solitaire : M. Woodhouse exprima toutes ses alarmes que sa fille réussit peu à peu à dissiper.

Emma résolut maintenant de mettre Harriet au courant de la situation ; celle-ci était presque entièrement remise de son indisposition et Emma jugeait désirable de lui accorder tout le temps possible pour surmonter cet autre malaise avant le retour de la personne en question. En conséquence elle alla dès le lendemain chez Mme Goddard pour affronter l’humiliation nécessaire de la confession : il lui fallut détruire toutes les espérances qu’elle avait éveillées avec tant d’industrie, assumer le rôle ingrat de la préférée et reconnaître son erreur complète, la fausseté de toutes ses idées sur ce sujet, de ses observations, de ses convictions, l’écroulement de toutes ses prophéties.

Toute la honte qu’elle avait ressentie au premier moment fut réveillée par ce récit et la vue des larmes d’Harriet lui fit se prendre en horreur. Harriet supporta cette révélation aussi bien que possible, ne blâmant personne et faisant preuve dans tous ses discours d’une disposition si ingénue et d’une si humble opinion d’elle-même que son amie en éprouva une véritable admiration. Emma, à ce moment-là, était toute disposée à goûter la modestie et la simplicité et il lui paraissait que toutes les grâces qui devraient attirer l’amour étaient l’apanage d’Harriet et non le sien. Harriet ne se plaignait pas ; elle jugeait que l’affection d’un homme tel que M. Elton eût été disproportionnée avec son mérite, et elle pensait que personne, sauf une amie telle que Mlle Woodhouse, n’aurait jugé la chose possible ; elle pleura abondamment mais son chagrin était si naturel qu’aucune attitude