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VOYAGE D’UNE FEMME

couvercle des cercueils un certain nombre de pierres énormes destinées à servir de rempart contre les bêtes farouches ; mais les robustes bras du gros homme en pelisse (comme les pêcheurs norwégiens appellent pittoresquement l’ours blanc) avaient déplacé les pierres et dévasté les tombes ; plusieurs ossements étaient épars sur le sol, à moitié brisés et rongés : tristes reliefs du festin de l’ours. Je les recueillis avec soin et les replaçai pieusement dans les bières. Quelques tombes avaient été épargnées et contenaient des squelettes ou des corps à différents degrés de conservation ; la plupart des cercueils ne portaient aucune indication ; sur l’un d’eux, cependant, une main amie avait inscrit, avec un couteau, ces mots : Dortrecht-Holland, 1783. Un nom avait précédé cette date, mais il était fruste au point d’être illisible. Un autre marin venait de Brême ; sa mort remontait à 1697. Deux cercueils, placés dans un creux de rocher, étaient encore intacts ; les corps qu’ils renfermaient avaient non-seulement leur chair, mais même leurs vêtements : aucune inscription n’indiquait l’époque de l’inhumation, ni le nom ou la nation des morts. Je comptai cinquante-deux tombes disséminées dans ce cimetière plus affreux qu’aucun autre ; cimetière sans épitaphes, sans monuments, sans fleurs, sans souvenirs, sans larmes, sans regrets, sans prières ; cimetière désolé, où il semble que l’oubli enveloppe deux fois le mort, où ne s’entend jamais ni un soupir, ni une voix, ni un pas humain ; solitude terrible, silence profond et glacé, troublé seulement par le sourd hurlement de l’ours blanc ou le mugissement de la tempête !